Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/220

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pouvait éclater le printemps suivant dans le bas Amour m’obsédait. Je trouvais que le petit vapeur à bord duquel j’étais ne remontait pas assez vite le cours rapide de la Chilka et, pour gagner une vingtaine d’heures ou même moins, je le quittai et parcourus à cheval avec un cosaque quelques centaines de kilomètres dans la vallée de l’Argougne, le long d’un des sentiers de montagnes les plus sauvages de Sibérie, ne nous arrêtant qu’après minuit pour allumer notre feu de campement dans les bois. Mais ces dix ou vingt heures que je gagnais ainsi n’étaient pas à dédaigner, car chaque jour nous rapprochait de la fin de la saison de navigation : la nuit, de la glace se formait déjà sur le fleuve. Enfin je rencontrai le gouverneur de la Transbaïkalie et mon ami, le colonel Pedachenko, sur la Chilka, à la colonie pénitentiaire de Kara, et le colonel se chargea de faire embarquer immédiatement toutes les provisions qu’on pourrait trouver. Quant à moi je partis immédiatement pour aller à Irkoutsk rendre compte de la situation.

A Irkoutsk on s’étonna que j’eusse pu faire ce long voyage si rapidement, mais j’étais complètement épuisé. Il est vrai que la jeunesse recouvre aisément ses forces, et je recouvrai les miennes en dormant chaque jour un tel nombre d’heures que je serais honteux de dire combien.

— « Avez-vous pris du repos ? » me demandait le gouverneur-général une semaine environ après mon arrivée. « Pourriez-vous partir en courrier rapide demain pour Pétersbourg afin d’y faire vous-même un rapport sur la perte des barques ? »

Il s’agissait de couvrir en vingt jours — pas un de plus — la distance de 1300 lieues qui sépare Irkoutsk de Nijni-Novgorod où je prendrais le train pour Pétersbourg. Il fallait galoper nuit et jour dans des chariots qu’on changeait à chaque relais, car pas un véhicule ne supporterait un voyage fait à toute vitesse sur les ornières des routes gelées de la fin de l’automne. Mais voir mon frère était une trop grande attraction pour