Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/240

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se diriger du nord vers le sud, de la triste solitude inconnue du nord, vers les régions plus chaudes et habitées du sud. Il arriva aussi que, pendant que je me préparais pour l’expédition on me montra une carte qu’un Toungouse avait tracée avec son couteau sur un morceau d’écorce. Cette petite carte — preuve merveilleuse de l’utilité du sens de la géométrie pour les gens les moins civilisés — me parut devoir être si exacte que je m’y fiai complètement. Je commençai mon voyage par le nord, en suivant les indications de la carte.

En compagnie d’un jeune naturaliste d’avenir, Polakov, et d’un topographe, nous descendîmes tout d’abord la Léna, nous dirigeant vers les mines d’or du nord. Là, nous organisâmes l’expédition. Nous prîmes des provisions pour trois mois et nous partîmes dans la direction du sud. Un vieux chasseur akoute, qui, vingt ans auparavant, avait suivi le passage indiqué sur la carte du Toungouse, se chargea de nous servir de guide et de traverser la région montagneuse, large de 100 lieues, en suivant les vallées et les gorges que le Toungouse avait indiquées à l’aide de son couteau sur sa carte d’écorce de bouleau. Il accomplit en effet cet étonnant tour de force, bien qu’il n’y eût aucun sentier et que toutes les vallées qu’on apercevait du haut d’un col parussent absolument semblables à l’œil inexpérimenté. Cette fois le passage fut découvert. Pendant trois mois nous parcourûmes les montagnes désertes les plus totalement inhabitées qu’on puisse voir ; nous traversâmes le plateau marécageux ; enfin nous atteignîmes notre but, Tchita. On m’a dit qu’aujourd’hui ce passage est très utile pour mener le bétail du sud aux mines d’or. Quant à moi, ce voyage me fut d’un grand secours pour découvrir la clef de la structure des montagnes et des plateaux de Sibérie — mais je n’écris pas une relation de voyages, et je dois m’arrêter ici.