Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/277

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rapidité effrayante et les promoteurs de ces entreprises prospéraient. Des hommes qui auraient autrefois vécu à la campagne du modeste revenu d’un petit domaine cultivé par une centaine de serfs, ou du salaire plus modeste encore de fonctionnaire près d’un tribunal, faisaient maintenant fortune ou jouissaient de revenus comparables seulement à ceux des grands seigneurs au temps du servage.

Les goûts même de la « société » baissaient de plus en plus. L’Opéra italien, autrefois forum des démonstrations radicales, était maintenant désert ; l’Opéra russe, qui affirmait encore timidement les droits de ses grands compositeurs, n’était fréquenté que par une poignée d’enthousiastes. On trouvait ces deux théâtres « ennuyeux », et la crème de la société pétersbourgeoise préférait un vulgaire théâtre où les étoiles de seconde grandeur des petits théâtres de Paris remportaient de faciles lauriers et se faisaient admirer de la jeunesse dorée. Ou bien on allait entendre la « Belle Hélène » qu’on représentait sur la scène russe, tandis que nos grands auteurs étaient oubliés. La musique d’Offenbach régnait en souveraine.

Il faut bien dire que l’atmosphère politique était telle que ces gens-là avaient des raisons, ou tout au moins avaient de solides excuses pour se tenir tranquilles. Après l’attentat de Karakosov sur Alexandre II, en avril 1866, la police politique devint toute-puissante. Tout individu suspect de « radicalisme », qu’il eût fait quelque chose ou n’eût rien fait, devait vivre dans la crainte d’être arrêté la nuit à cause de la sympathie qu’il avait pu montrer à une personne impliquée dans telle ou telle affaire politique, ou bien à cause d’une lettre inoffensive saisie dans une perquisition nocturne, ou bien tout simplement à cause de ses opinions « dangereuses ». Et une arrestation pour des motifs politiques pouvait signifier des années de réclusion dans la forteresse de Pierre et Paul, la déportation en Sibérie, ou même la torture dans les casemates de la forteresse.