Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/278

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Jusqu’à aujourd’hui cette agitation des cercles de Karakosov est restée très imparfaitement connue, même en Russie. J’étais à cette époque en Sibérie et je ne la connais que par ouï-dire. Il semble cependant que dans ce mouvement deux courants différents se firent sentir. L’un d’eux fut le commencement du grand mouvement « vers le peuple » (v narod) qui prit plus tard une extension si formidable, tandis que l’autre courant était surtout politique. Des groupes de jeunes gens, dont quelques-uns étaient en passe de devenir de brillants professeurs d’université, des historiens, ou des ethnographes de valeur, s’étaient formés vers 1864 dans l’intention d’aller porter au peuple l’éducation et la science, en dépit de l’opposition du gouvernement. Ils s’installaient comme simples artisans dans les grandes cités industrielles et y fondaient des associations coopératives, ainsi que des écoles irrégulières, dans l’espoir qu’avec beaucoup de tact et de patience ils pourraient instruire le peuple, et créer ainsi les premiers centres d’où des conceptions plus larges et meilleures rayonneraient peu à peu parmi les masses. Leur but était haut ; des sommes considérables furent mises au service de la cause ; et j’incline à croire que cette tentative, si on la compare aux entreprises similaires qui l’ont suivie, reposait au point de vue pratique sur les bases les plus solides. En tout cas ses promoteurs étaient en rapports très étroits avec le peuple des travailleurs.

D’autre part, sous l’impulsion de quelques membres de ces cercles — Karakosov, Ichoutine et leurs amis — le mouvement prit une direction politique. Dès 1862 la politique d’Alexandre II avait reçu un caractère nettement réactionnaire ; il s’était entouré des hommes les plus rétrogrades et en avait fait ses conseillers les plus intimes. Les réformes qui avaient fait la gloire du commencement de son règne furent alors stérilisées ou annihilées par des règlements particuliers et des circulaires ministérielles. Dans le camp réactionnaire on affichait ouvertement l’espoir de rétablir sous une