Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/30

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et sauva l’enfant. Le général en chef, qui était présent, donna immédiatement la croix à mon père pour acte de bravoure.

« Mais, père, nous écriions-nous, c’est Frol qui a sauvé l’enfant ! »

« Eh bien ? répondait-il le plus naïvement du monde. Frol n’était-il pas mon homme ? Cela revient au même. »

Il prit part aussi à la campagne de 1831, pendant la révolution de Pologne, et à Varsovie il fit la connaissance de la plus jeune des filles du général Soulima, commandant de corps d’armée, et il en devint amoureux. Le mariage fut célébré en grande pompe au palais Lazienki. Le lieutenant-gouverneur, le comte Paskievitch, fut témoin du marié. « Mais votre mère, ajoutait notre père, après nous avoir conté l’histoire de ce mariage, ne m’apportait aucune dot. »

C’était vrai. Notre grand-père maternel, Nicolaï Semionovitch Soulima ne connaissait point l’art d’arriver ou de faire fortune. Il devait avoir dans les veines trop du sang de ces cosaques du Dnieper : ils savaient lutter contre les Turcs ou les Polonais bien équipés, aguerris et trois fois plus nombreux qu’eux, mais ne savaient pas déjouer les embûches de la diplomatie moscovite. Après s’être libérés du joug des Polonais lors de cette terrible insurrection de 1648 qui fut pour la république de Pologne le commencement de la fin, ils perdirent toutes leurs libertés en tombant sous la domination des tsars de Russie. Un Soulima fut pris par les Polonais qui le firent mourir dans les tortures à Varsovie, mais les autres « colonels » de cette même race n’en combattirent qu’avec plus d’ardeur, et la Pologne perdit la Petite Russie. Quant à notre grand-père, durant l’invasion de Napoléon Ier, il sut avec son régiment de cuirassiers pénétrer au milieu d’un carré d’infanterie française hérissé de baïonnettes, et revenir à la santé après avoir été laissé pour mort sur le champ de bataille, avec une profonde entaille à la tête. Mais il ne sut pas devenir le valet du favori d’Alexandre Ier, le tout-puissant