Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/31

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Araktchéïev, et fut en conséquence envoyé pour ainsi dire en un exil honorifique, d’abord comme gouverneur général de la Sibérie occidentale et plus tard de la Sibérie orientale. En ce temps-là une telle situation étai considérée comme plus lucrative qu’une mine d’or, mais notre grand-père revint de Sibérie aussi pauvre qu’il y était allé, et ne laissa qu’une modeste fortune à ses trois fils et à ses trois filles. Lorsqu’en 1862 je suis allé en Sibérie j’ai souvent entendu citer son nom avec respect. Il était poussé au désespoir par le système de concussion organisé sur une grande échelle dans ces provinces, et qu’il n’avait pas les moyens de réprimer.

Notre mère était incontestablement une femme remarquable pour le temps où elle vivait. Bien longtemps après sa mort, je découvris, dans un coin d’un cabinet de décharge de notre maison de campagne, une grande quantité de papiers couverts de son écriture ferme mais jolie. C’était un journal où elle décrivait avec ravissement des paysages d’Allemagne, et parlait de ses chagrins et de sa soif de bonheur ; c’étaient des cahiers qu’elle avait remplis de poésies russes prohibées par la censure, parmi lesquelles se trouvaient les ballades historiques de Ryléïev, le poète que Nicolas Ier fit pendre en 1826 ; puis d’autres cahiers contenant de la musique, des drames français, des vers de Lamartine et des poèmes de Byron qu’elle avait copiés ; enfin, un grand nombre d’aquarelles.

Grande, svelte, casquée d’une lourde chevelure châtain, les yeux brun foncé et la bouche toute petite, elle semblait vivante sur le portrait à l’huile qu’un bon artiste avait exécuté con amore. Toujours vive et souvent insouciante, elle aimait beaucoup la danse, et les paysannes de notre village nous racontaient qu’elle contemplait souvent d’un balcon leurs rondes d’une lenteur pleine de grâce et qu’à la fin elle descendait y prendre part. Elle avait une nature d’artiste. Ce fut à un bal qu’elle prit cette fluxion de poitrine qui devait la conduire au tombeau.