Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/336

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particulier, d’être soldat et de se servir de ses armes. De même, nos jeunes gens et nos jeunes filles russes refusèrent, chacun de leur côté, de tirer un profit personnel des revenus de leurs pères. Une pareille jeunesse appartenait au peuple, et elle allait au peuple.

Des milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes avaient déjà quitté leurs maisons et essayaient maintenant de vivre dans les villages et les villes industrielles, en exerçant toutes les professions possibles. Ce n’était pas un mouvement organisé : c’était une de ces poussées qui entraînent les masses à certaines époques, lors d’un éveil soudain de la conscience humaine. Maintenant que de petits groupes organisés se formaient, prêts à tenter un effort systématique pour répandre en Russie les idées de liberté et de révolte, ils étaient forcément amenés à exercer leur propagande parmi les masses des paysans et des ouvriers des villes.

Divers écrivains ont essayé d’expliquer ce mouvement « vers le peuple » par des influences venues de l’étranger — les agitateurs étrangers sont partout une explication favorite. Il est certain que notre jeunesse prêtait l’oreille à la voix puissante de Bakounine et que l’agitation de l’Internationale exerçait sur nous une irrésistible influence. Mais le mouvement « V narod ! » — Vers le peuple ! — avait une origine beaucoup plus profonde : il avait commencé avant que les « agitateurs étrangers » eussent parlé à la jeunesse russe, et même avant que l’Internationale eût été fondée. Il avait déjà commencé dans les groupes de Karakosov en 1866 ; Tourguénev le vit venir, et dès 1859 il en fait une faible esquisse. Je fis tout mon possible pour favoriser ce mouvement dans le cercle de Tchaïkovsky ; mais je ne faisais que suivre le courant, qui était infiniment plus puissant que tous les efforts individuels. Entraîné par ce courant, le cercle devint bientôt le centre principal de la propagande socialiste parmi les ouvriers des villes, en même temps qu’il commençait à s’occuper de la propagande dans les campagnes.