Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/337

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Nous parlions naturellement souvent de la nécessité d’une agitation politique contre notre gouvernement absolu. Nous remarquions déjà que la masse des paysans était poussée à une ruine irrémédiable et inévitable par les impôts insensés qui l’accablaient et par la vente encore plus insensée de leur bétail, lorsqu’il s’agissait de couvrir les arriérés de l’impôt. Nous autres « visionnaires » nous voyions venir la ruine complète de toute une population, ruine qui a pris dans la Russie Centrale une extension effrayante et dont le gouvernement lui-même n’ose plus faire mystère. Nous savions comment la Russie était pillée de tous côtés de la façon la plus scandaleuse.

Nous connaissions et nous apprenions tous les jours davantage les procédés illégaux des fonctionnaires et l’incroyable brutalité d’un grand nombre d’entre eux. Nous entendions continuellement parler d’amis, chez qui la police avait fait une nuit une visite domiciliaire, qui disparaissaient en prison et qui, comme nous pûmes nous en convaincre plus tard — avaient été transportés sans jugement dans les hameaux de quelque province reculée de la Russie. Nous sentions donc le besoin d’une lutte politique contre ce redoutable pouvoir, qui détruisait les meilleures forces intellectuelles de la nation. Mais nous ne trouvions pas de base possible, légale ou semi-légale, pour entamer une pareille lutte.

Nos frères aînés ne partageaient pas nos idées socialistes et nous ne pouvions y renoncer. Même si quelques-uns de nous l’avaient fait, cela n’eût servi de rien. La jeune génération était traitée en bloc de « suspecte » et la vieille génération craignait de se compromettre avec nous. Tout jeune ayant des tendances démocratiques, toute jeune femme suivant les cours d’une école supérieure étaient suspects aux yeux de la police politique et dénoncés à Katkov comme ennemis de l’État. Une jeune fille portait-elle les cheveux courts et des lunettes bleues ; un étudiant s’habillait-il en hiver d’un plaid écossais, au lieu de revêtir un pardessus, cela suffisait