Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/338

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

pour les dénoncer comme suspects, alors qu’ils manifestaient simplement ainsi leurs goûts simples et démocratiques de nihilistes. Si un logement d’étudiants recevait la visite fréquente d’autres étudiants, il était périodiquement envahi et fouillé par la police. Ces descentes de police pendant la nuit étaient si communes dans certains logements d’étudiants que Kelnitz dit un jour, avec sa bonhomie sarcastique, à l’officier de police qui fouillait les chambres : « Pourquoi vous donnez-vous la peine de visiter tous nos livres, chaque fois que vous venez ici ? Vous pourriez aussi bien en avoir la liste et venir une fois par mois pour voir s’ils sont bien tous sur leur rayon ; et vous pourrez y ajouter de temps en temps les titres des nouveaux ! » Le plus léger soupçon était un motif suffisant pour arracher un jeune homme à ses études, l’emprisonner pendant plusieurs mois et finalement l’envoyer dans quelque province reculée de l’Oural « pour un terme illimité », suivant l’expression d’usage dans le jargon bureaucratique... Même à l’époque où le cercle de Tchaïkovsky ne faisait que distribuer des livres, tous visés par la censure, Tchaïkovsky fut arrêté deux fois et fit quatre ou six mois de prison — la seconde fois à un moment critique de sa carrière de chimiste : ses recherches venaient d’être publiées dans le Bulletin de l’Académie des Sciences et il allait passer ses derniers examens universitaires. Il fut finalement relâché, parce que la police ne put pas découvrir un prétexte suffisant pour motiver sa déportation dans l’Oural ! « Mais si nous vous arrêtons une autre fois, lui dit-on, nous vous enverrons en Sibérie. » C’était en effet un des rêves favoris d’Alexandre II d’avoir quelque part dans les steppes une ville spéciale, gardée nuit et jour par des patrouilles de Cosaques, où on enverrait tous les jeunes gens suspects, de façon à en réunir dix ou douze mille. Le danger que pouvait offrir une pareille ville l’empêcha seul de réaliser ce rêve vraiment asiatique.