Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/37

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Je ne sais ce qui serait arrivé pour la géographie, si le livre de M. Poulain avait eu une préface ? Mais par bonheur les vingt premières pages avaient été arrachées - c’est Serge Zagoskine, je pense, qui nous avait rendu ce service inappréciable — de sorte que nos leçons partaient de la page vingt et un, qui commençait ainsi : « ... des fleuves qui arrosent la France. »

Je dois avouer que Poulain ne se contentait pas toujours de nous mettre à genoux. Il y avait dans la classe une baguette de bouleau, et Poulain y avait recours quand il désespérait de nous voir apprendre la préface ou quelque dialogue sur la bienséance et la vertu. Mais un jour, notre sœur Hélène qui venait de quitter l’Institut Catherine, pensionnat de demoiselles, et occupait alors une chambre au-dessous de la nôtre, entendit nos cris. Elle se précipita tout en larmes dans le cabinet de notre père, et lui reprocha amèrement de nous avoir confiés à notre belle-mère qui nous avait abandonnés à « un ancien tambour français ». « Naturellement, s’écria-t-elle, il n’y a personne pour prendre leur défense, mais je ne puis voir mes frères traités de cette façon par un tambour ! »

Ainsi pris à l’improviste, notre père ne put résister. Il commença par gronder Hélène, mais finit par approuver son attachement à ses frères. Par la suite la baguette de bouleau ne fut plus employée qu’à inculquer les lois de la bienséance au chien de chasse, Trésor.

M. Poulain ne s’était pas plus tôt acquitté de sa lourde tâche d’éducateur, qu’il devenait un tout autre homme : le terrible précepteur faisait place à un gai camarade. Après le déjeuner, il nous menait à la promenade ; alors ses récits ne tarissaient pas : nous babillions comme des oiseaux. Bien qu’avec lui nous n’ayons jamais dépassé les premières pages de la syntaxe, nous apprîmes bientôt « à parler correctement » ; nous pensionsen français, et lorsqu’il eut dicté la moitié d’un traité de mythologie en corrigeant nos fautes d’après le livre, sans essayer de nous expliquer pourquoi tel mot