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taillant mon crayon avec un morceau de verre brisé que j’avais réussi à trouver dans la cour. Je faisais régulièrement mes sept kilomètres par jour dans ma cellule et j’exécutais mes exercices de gymnastique avec mon tabouret de chêne. Le temps passait. Mais alors le chagrin se glissa dans ma cellule et je fus sur le point d’y succomber. Mon frère Alexandre fut arrêté.

Vers la fin de décembre 1874, je fus autorisé à avoir une entrevue avec lui et notre sœur Hélène, dans la prison, en présence d’un officier de gendarmerie. Les entrevues, accordées à de longs intervalles, mettent toujours un prisonnier et ses parents dans un état d’énervement. On revoit des visages chéris, on entend des voix aimées — et on sait que tout cela ne durera que quelques instants. On se sent si près l’un de l’autre et pourtant d’autant plus loin qu’on ne peut avoir une conversation intime devant un étranger, qui est en même temps un ennemi et un espion. En outre, ma sœur et mon frère étaient inquiets pour ma santé, anxieux des jours tristes et sombres de l’hiver et de l’humidité, qui avaient déjà produit sur moi leurs premiers effets. Nous nous séparâmes le cœur gros.

Une semaine après cette entrevue, je reçus, au lieu de la lettre que j’attendais de mon frère au sujet de l’impression de mon livre, une courte note de Polakov. Il m’informait que désormais c’était lui qui reverrait les épreuves et que je devais lui adresser tout ce qui était relatif à l’impression du livre. Au simple ton de la note je compris aussitôt qu’il avait dû arriver un malheur à mon frère. S’il n’avait été question que de maladie, Polakov m’en aurait parlé. Je passai plusieurs jours dans une anxiété cruelle. Alexandre devait avoir été arrêté et c’était moi qui devais en être la cause. La vie cessa tout à coup d’avoir quelque importance pour moi. Mes promenades, mes exercices de gymnastique, mes travaux me devinrent indifférents. Je passais toute la journée à marcher sans relâche de long en large dans ma cellule, ne songeant qu’à l’arrestation d’Alexandre.