Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/386

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Pour moi, célibataire, la prison n’état qu’un inconvénient personnel ; mais mon frère était marié, il aimait passionnément sa femme, et ils avaient maintenant un petit garçon, sur lequel ils avaient concentré toute l’affection qu’ils avaient éprouvée pour leurs deux premiers enfants.

Le pire de tout était l’incertitude. Qu’est-ce qu’il pouvait bien avoir fait ? Pour quelle raison avait-il été arrêté ? Qu’allait-on faire de lui ? Des semaines passèrent ; mon anxiété croissait de plus en plus ; mais j’étais sans nouvelles, jusqu’à ce qu’enfin j’appris par un moyen détourné qu’il avait été arrêté pour avoir écrit une lettre à P. L. Lavrov.

J’appris les détails beaucoup plus tard. Après sa dernière entrevue avec moi, il écrivit à son vieil ami, qui publiait alors à Londres une revue socialiste russe, intitulée : En avant ! Il exprimait dans cette lettre les craintes que lui inspiraient ma santé ; il parlait des nombreuses arrestations que l’on faisait en Russie ; et il ne cachait pas sa haine pour le gouvernement despotique. La lettre fut interceptée au bureau de poste par la Troisième Section, et une perquisition fut opérée chez lui le soir de Noël. On apporta dans ces recherches plus de brutalité encore que d’habitude. Une demi-douzaine d’agents firent irruption après minuit dans son appartement et mirent tout sens dessus dessous. Ils sondèrent jusqu’aux murs eux-mêmes ; ils arrachèrent l’enfant malade de son lit pour pouvoir inspecter la literie et les matelas. Ils ne trouvèrent rien — parce qu’il n’y avait rien à trouver.

Mon frère fut exaspéré par cette perquisition. Avec sa franchise coutumière, il dit à l’officier de gendarmerie qui la dirigeait : « Je n’ai pas de rancune contre vous, capitaine. Vous n’avez reçu que peu d’éducation et vous ne ne pouvez comprendre ce que vous faites. Mais vous, monsieur, continua-t-il en s’adressant au procureur, vous savez quel rôle vous jouez dans cette affaire. Vous avez reçu une éducation universitaire. Vous connaissez la loi, et vous savez que vous foulez aux pieds