Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/488

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assez de paires de souliers pour couvrir les dépenses de sa vie matérielle, extrêmement modeste, et pour envoyer quelque argent à sa vieille mère à la campagne, il passait de longues heures à écrire des lettres, dans lesquelles il développait les principes théoriques de l’anarchisme avec une intelligence et un bon sens admirables. C’est maintenant un écrivain, bien connu en France et universellement respecté pour l’intégrité de son caractère. Malheureusement, il était capable à cette époque de couvrir huit ou douze pages de papier à lettre sans mettre un seul point, ni même une simple virgule, Je m’assis donc un jour à ma table et lui écrivis une longue lettre dans laquelle je lui expliquai comment nos pensées se subdivisent en groupes de propositions, qui doivent être séparés par des points, ou des points-virgules, et finalement en propositions d’ordre secondaire, auxquelles on fait au moins la charité d’une virgule. Je lui montrai, combien ses écrits gagneraient s’il prenait cette simple précaution.

La lettre fut lue par le procureur devant le tribunal et illustrée par les commentaires les plus pathétiques : « Vous avez entendu la lecture de cette lettre, commença-t-il, en s’adressant à la Cour, vous l’avez entendue, messieurs ! A première vue, elle n’offre rien de particulier. Il donne une leçon de grammaire à un ouvrier... Mais — et ici sa voix vibrait d’une vive émotion — ce n’était pas dans le but de compléter l’instruction d’un pauvre ouvrier, instruction que celui-ci avait négligé, probablement par paresse, d’acquérir à l’école. Ce n’était pas pour l’aider à gagner honnêtement sa vie... Non, messieurs ! Cette lettre a été écrite pour lui inspirer la haine de nos grandes et belles institutions, pour lui infuser d’autant mieux le venin de l’anarchie, pour faire de lui un ennemi d’autant plus terrible de la société... Maudit soit le jour où Kropotkine a mis le pied sur le sol de France ! » s’écria-t-il, pour finir, avec une merveilleuse emphase.

Nous ne pouvions nous empêcher de rire comme des