Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/489

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gamins tout le temps que dura ce réquisitoire ; les juges regardaient le procureur comme pour lui dire « assez ! » mais il paraissait ne rien remarquer, et, emporté par son éloquence, il continua de parler avec des gestes et des intonations de plus en plus théâtrales. Il fit vraiment de son mieux pour obtenir sa récompense du gouvernement russe, qu’il obtint en effet.

Peu de temps après notre condamnation, le président du tribunal fut nommé conseiller à la cour. Quant au procureur et à un autre magistrat, — chose à peine croyable — le gouvernement russe leur offrit la croix de Sainte-Anne, et ils furent autorisés par la République à l’accepter. C’est ainsi que le procès de Lyon a été l’origine de la fameuse alliance franco-russe.

Ce procès, qui dura quinze jours, pendant lesquels les plus brillantes professions de foi anarchistes, reproduites par tous les journaux, furent faites par des orateurs de premier ordre, comme l’ouvrier Bernard et Emile Gautier, — procès pendant lequel tous les accusés montrèrent la plus ferme attitude, proclamant à chaque instant leurs doctrines, — eut une puissante influence sur le développement des idées anarchistes en France et contribua assurément dans une certaine mesure au réveil du socialisme dans les autres pays.

Quant à notre condamnation, elle était si peu justifiée par les faits que la presse française — à l’exception des journaux dévoués au gouvernement — blâma ouvertement les magistrats. Le Journal des Economistes lui-même, organe pourtant modéré, désapprouva ouvertement cette « condamnation que rien dans les faits produits au procès ne pouvait faire prévoir ». Le débat engagé entre nos accusateurs et nous, fut gagné par nous devant l’opinion publique. Une proposition d’amnistie fut immédiatement déposée à la Chambre des députés et recueillit une centaine de voix. Elle revint chaque année en discussion et chaque fois elle réunit un nombre de voix de plus en plus grand, jusqu’à ce qu’enfin nous fûmes graciés.