Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/493

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est un être qui s’habitue peu à peu à toutes les conditions de vie qu’on lui impose. Ne pouvant s’y soustraire, il les accepte, et au bout d’un certain temps il s’en accommode, tout comme il s’habitue à une maladie chronique. Mais que deviennent, pendant son emprisonnement, sa femme et ses enfants, c’est-à-dire ces innocents, dont la vie dépend de son travail ? Ils sont punis bien plus cruellement que lui-même. Et grâce à notre esprit routinier, personne de nous ne songe à l’immense injustice qui se commet ainsi. Je n’y ai songé moi-même que parce que l’évidence des faits m’y a contraint.

Au milieu de mars 1883, vingt-deux d’entre nous, qui avaient été condamnés à plus d’un an de prison, furent transférés dans le plus grand secret à la prison centrale de Clairvaux. C’était autrefois une abbaye de saint Bernard, dont la Grande Révolution avait fait un asile pour les pauvres. Plus tard, elle devint une Maison de détention et de correction, à laquelle les prisonniers et les fonctionnaires eux-mêmes ont donné le sobriquet bien mérité de « Maison de détention et de corruption ».

Tant que nous fûmes à Lyon, on nous traita comme les prévenus le sont en France, c’est-à-dire que nous conservions nos propres vêtements, que nous pouvions faire venir nos repas du restaurant et louer pour quelques francs par mois une plus grande cellule, ou pistole. J’en profitai pour travailler à mes articles pour l’Encyclopédie Britannique et le Nineteenth century. Il s’agissait maintenant de savoir comment nous serions traités à Clairvaux. Mais il est généralement admis en France que pour les prisonniers politiques la privation de liberté et l’inactivité forcée sont des châtiments assez durs par eux-mêmes, sans qu’il soit besoin de leur infliger d’autres peines. Nous fûmes donc informés que nous resterions sous le régime des prévenus. Nous aurions des chambres séparées, nous garderions nos vêtements, nous serions dispensés de tout travail forcé et nous aurions l’autorisation de fumer. — « Ceux d’entre vous,