Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/504

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revient on sent plus fortement que jamais la privation de la liberté. Quand je voyais de mes fenêtres les prairies se couvrir de leur robe de verdure et les collines se voiler d’une brume printanière, ou quand j’apercevais un train fuyant dans la vallée entre les collines, j’éprouvais sans doute un désir violent de le suivre, de respirer l’air des bois, de me sentir emporté par le flux de la vie humaine vers une ville pleine d’activité. Mais celui qui lie sa destinée à celle d’un parti avancé doit être préparé à passer un certain nombre d’années en prison et il ne doit pas s’en plaindre. Il sent que même pendant sa détention, il ne cesse pas tout à fait de contribuer pour sa part à la marche du progrès de l’humanité, qui développe et fortifie les idées qui lui sont chères.

A Lyon, les gardiens étaient d’une brutalité incroyable : nous tous — mes camarades, ma femme et moi-même eûmes l’occasion de nous en convaincre. Mais après quelques escarmouches tout s’était arrangé. Du reste, l’administration savait bien que nous avions pour nous la presse parisienne et elle ne tenait pas à s’attirer les foudres de Rochefort ou les critiques cinglantes de Clemenceau. A Clairvaux il ne fut pas nécessaire d’en venir là, l’administration tout entière ayant été changée avant notre arrivée. Un détenu avait été tué dans sa cellule par les gardiens, et on avait pendu son cadavre pour simuler un suicide ; mais cette fois l’affaire fut ébruitée par le médecin. Le directeur fut destitué et à partir de ce moment un régime meilleur fut établi. Pour ma part, j’emportai de Clairvaux le meilleur souvenir de son directeur ; et je songeai plus d’une fois, pendant mon séjour là-bas, que les hommes sont après tout souvent meilleurs que les institutions, qu’ils servent. Mais n’ayant aucun grief personnel, je puis d’autant plus librement et de la façon la plus absolue condamner l’institution elle-même, comme un reste du sombre passé, défectueux dans son principe, et comme une source inépuisable de mal pour la société.

Je dois aussi mentionner une chose qui m’a frappé