Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/64

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faite en écorce de bouleau, avec une baguette fendue en guise de manche. Sans bruit, un écureuil grimpait à un arbre, et le sous-bois était aussi plein de mystère que les arbres. C’est dans cette forêt que prit naissance mon premier amour de la Nature et que j’eus le premier sentiment obscur de sa vie incessante.

De l’autre côté de la forêt et de l’Ougra que nous passions dans un bac, nous laissions la grande route et nous entrions dans des chemins étroits, où les verts épis du seigle se penchaient vers la voiture. Là les chevaux tondaient parfois d’un coup de langue l’herbe du bord du chemin, tout en courant, pressés les uns contre les autres dans cette espèce de tranchée étroite. Enfin nous apercevions les saules qui annonçaient la proximité de notre village, et tout à coup se dressait à nos yeux l’élégant clocher jaune pâle de l’église de Nikolskoïé.

* * *

Pour la vie tranquille des seigneurs de ce temps, Nikolskoïé était admirablement situé. On n’y trouvait point ce luxe qu’on voit dans de plus riches domaines ; mais on découvrait une main d’artiste dans la disposition des bâtiments et des jardins et dans l’arrangement général de toutes choses. Outre le principal corps de logis, que mon père avait bâti récemment, il y avait, autour d’une cour spacieuse et bien tenue, plusieurs maisons plus petites, et qui donnait une plus grande indépendance à leurs habitants, sans détruire l’intimité des rapports de la vie de famille. L’immense « jardin d’en haut » était réservé aux arbres fruitiers et on le traversait pour se rendre à l’église. Les terres au sud qui descendaient vers la rivière étaient entièrement consacrées à un jardin d’agrément, garni de parterres fleuris et sillonné d’allées de tilleuls, de lilas et d’acacias. Du balcon du principal corps de logis on avait une très belle vue sur la Siréna, avec les ruines d’une vieille forteresse de terre où les Russes avaient fait une résistance opiniâtre pendant l’invasion mongole, et plus loin l’infinie perspective de champs de blé doré avec des taillis à l’horizon.