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Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/84

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atteint par la fièvre de la guerre, et sans achever ses études au corps des cadets, il alla rejoindre l’armée dans le Caucase. Je ne le revis plus jamais.

Pendant l’automne de 1854, notre famille s’accrut par suite de l’arrivée de deux sœurs de notre belle-mère. Elles avaient eu une maison et des vignobles à Sébastopol, mais maintenant elles étaient sans foyer et venaient demeurer avec nous. Lorsque les alliés avaient débarqué en Crimée on avait dit aux habitants de Sébastopol qu’ils n’avaient rien à craindre et pouvaient rester où ils étaient ; mais après la défaite de l’Alma, on leur ordonna de partir en toute hâte, car la ville allait être investie sous peu de jours. Les moyens de transport faisaient défaut, et les routes étaient impraticables à cause des troupes qui avançaient vers le sud. Louer une voiture était presque impossible, et les dames, ayant abandonné sur la route tout ce qu’elles possédaient, eurent beaucoup à souffrir avant d’atteindre Moscou.

La plus jeune des deux sœurs et moi nous devînmes bientôt amis. C’était une dame d’environ trente ans qui fumait cigarette sur cigarette et me racontait toutes les horreurs de leur voyage. Elle parlait avec des larmes dans les yeux des beaux vaisseaux de guerre qu’on avait coulés à l’entrée du port de Sébastopol, et elle ne pouvait comprendre comment les Russes pourraient défendre la ville du côté de la terre, car il n’y avait pas là de fortifications dignes d’être mentionnées.

J’étais dans ma treizième année quand Nicolas Ier mourut. L’après-midi du 18 février (2 mars) était assez avancée lorsque la police distribua dans toutes les maisons de Moscou un bulletin annonçant la maladie du tsar et invitant les habitants à prier dans les églises pour sa guérison. A ce moment il était déjà mort, et les autorités le savaient, car les communications télégraphiques étaient établies entre Moscou et Pétersbourg. Mais comme on n’avait pas encore dit un mot de sa maladie, on pensait que le peuple devait être graduellement préparé à l’annonce de sa mort.