Page:Kropotkine - Mémoires d’un révolutionnaire.djvu/85

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Nous allâmes tous à l’église et priâmes très pieusement.

Le lendemain, un samedi, la même chose eut lieu et on distribua même le dimanche matin des bulletins sur la santé du tsar. La nouvelle de la mort de Nicolas ne nous parvint que vers midi par quelques serviteurs qui avaient été au marché. Une véritable terreur se répandit dans notre maison et dans les maisons de nos voisins lorsque la nouvelle fut connue. On disait que les paysans au marché se comportaient d’une étrange façon, ne montrant aucun regret, et tenant au contraire des propos dangereux. Les grandes personnes parlaient à voix basse, et notre belle-mère ne cessait de répéter en français : « Ne parlez pas devant les domestiques, » tandis que ceux-ci chuchotaient entre eux, s’entretenant probablement de la « liberté » prochaine. La noblesse s’attendait à tout moment à une révolte des serfs, — un nouveau soulèvement de Pougatchov.

Pendant ce temps, à Pétersbourg, des hommes des classes cultivées s’embrassaient dans les rues en se communiquant la nouvelle. Chacun sentait que la fin de la guerre et de la terrible situation qui existait sous le « despote de fer » étaient proches désormais. On parlait d’empoisonnement, parce que le corps du tsar se décomposait très rapidement ; mais la vraie cause de ce fait se fit jour peu à peu : Nicolas avait absorbé une trop forte dose d’un médicament énergique.

A la campagne, pendant l’été de 1855, on suivait avec un intérêt solennel les combats héroïques qui se livraient à Sébastopol autour de chaque pouce de terre et de chaque pierre de ses bastions démantelés. Deux fois par semaine régulièrement on envoyait de chez nous un messager au chef-lieu du district pour chercher les journaux ; et à son retour, avant même qu’il fût descendu de cheval, on lui arrachait les journaux des mains. Hélène ou moi en faisions la lecture à la famille, et les nouvelles étaient transmises immédiatement à la chambre des domestiques, puis à la cuisine, à l’office,