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— Qui peut venir à cette heure de la nuit ? dit Berthold.

— Quelqu’un aurait-il assisté au spectacle de la lutte ? demanda Chaulieu.

— Ce sont peut-être de nouvelles pratiques, murmura Mersan.

— Ma foi, en voilà assez pour un jour, Messieurs, dit Berthold ; si nous n’ouvrions pas ?

Un nouveau coup de sonnette plus aigu et plus prolongé se fit entendre. Il faut pourtant prendre un parti, dit Lorry.

— Je vais voir ce que c’est, reprit Berthold.

Il traversa la cour, et, arrivé à la porte, il ouvrit une sorte de meurtrière par laquelle il pût reconnaître à qui il avait affaire.

— Qui est là ? demanda-t-il.

— Dépêche-toi d’ouvrir ! répondit une voix bien connue.

Berthold exécuta immédiatement cet ordre et livra passage à la chaise du nouvel arrivant, lequel était le prince Formose.

Le premier soin de Berthold fut d’apprendre à Formose ce qui venait de se passer, l’arrivée de M. de Larcy et sa mort dans le Danube. Ce récit, auquel il était loin de s’attendre, produisit sur Formose, déshabitué du meurtre, une impression affreuse ; il manifesta tout son mécontentement, et regretta de n’être pas arrivé à temps pour sauver le vicomte.

— Ne dis pas cela devant les autres, lui dit Berthold, car on commence déjà à murmurer contre toi.

Formose ne répondit que par un léger mouvement d’épaules et un sourire dédaigneux.

— Je pensais te rendre le plus grand service en te débarrassant de ce redoutable rival.

— Je le tenais par la lettre de change, c’était assez ; ce double meurtre peut éveiller les soupçons dans un moment où nous avons bien autre chose à faire que de dévaliser et de tuer des voyageurs.

Formose se rendit ensuite auprès de ses compagnons, pour leur expliquer le motif de son arrivée.

Depuis longtemps Formose voulait rompre cette association qui lui pesait, mais comme il l’avait dit dans une conversation avec Berthold, il lui fallait, pour arriver à ce but, faire à ses compagnons une position de fortune assez forte pour qu’ils pussent vivre en honnêtes gens. Il lui fallait, pour lui-même, des sommes énormes qui lui permissent de continuer le train de vie qu’il menait depuis dix ans. — Voici donc le plan qu’avait conçu celle imagination terrible, illuminée par un génie infernal.

On se rappelle que Formose passait à Paris des heures entières enfermé dans un cabinet où nul autre que lui ne pénétrait ; ce cabinet, laboratoire mystérieux, était le centre d’où s’échappait la pensée de cet homme, immédiatement réalisée par ses six compagnons. Formose avait résolu d’enlever d’un seul coup vingt millions aux banquiers européens ; il s’était procuré du papier des principales maisons de banque et de commerce, et il était parvenu à contrefaire, à force de patience et d’habileté, les signatures des princes de la finance. — Les détails les plus minutieux, les signes particuliers et microscopiques, tout le grimoire, inaperçu et conventionnel, avaient été calqués avec une si complète exactitude, que l’œil le plus exercé s’y serait laissé prendre. Formose avait passé six mois dans l’accomplissement de cette tâche effrayante, de ce travail de castor, et il put se convaincre lui-même combien il avait réussi au delà de toute espérance, lorsque, après avoir fait part de son projet à ses amis, il jeta sur une table des billets vrais pêle-mêle avec des papiers contrefaits, sans qu’aucun de ces habiles praticiens sût indiquer, malgré un examen lent et approfondi, la plus légère différence entre les diverses lettres de crédit étalées sous leurs yeux.

Le développement de la proposition de Formose avait été écouté en silence ; lorsqu’il eut terminé l’exposition de ce projet, les cris d’enthousiasme de ses compagnons lui apprirent qu’il n’avait pas en vain compté sur eux, et qu’il avait toujours au service de son audace des instruments dociles et dévoués.

— Nous n’étions que des écoliers, dit Croissy ; amusez-vous donc à tuer les gens, ce qui est toujours pénible, pour gagner quelques bagatelles, pendant que par ce moyen, aussi simple qu’ingénieux, nous faisons une rafle qui nous rendra tous millionnaires.

— Honneur au prince ! s’écria Berthold.

— Pour moi, interrompit Chaulieu, je jure de ne plus toucher à un jeu de cartes ; avec ces malheureuses combinaisons on se creuse le cerveau et l’on ne fait pas ses frais.

— Messieurs, reprit Formose qui voulait mettre à profit les bonnes dispositions de sa bande, je