Page:L'Écho des feuilletons - 1844.djvu/81

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nous aurons du champagne à dîner, et il est probable que nous aurons ce soir un feu d’artifice. Le roi est, je vous assure, nn homme très-bien élevé, et qui nous fera toutes sortes de politesses.

Maurice, désespéré de la brillante perspective que lui montrait le digne capitaine, s’enveloppa dans un silence absolu pendant le reste de la journée.

Quand l’ancre fut jetée, un grand nombre de pirogues, qui avaient du moins le mérite d’avoir conservé la forme antique, abordèrent le vaisseau. Il en sortit une foule d’hommes et de femmes vêtus de la façon la plus hétéroclite, qui se précipitèrent sur le pont et accostèrent les marins européens de l’air le plus familier. Les hommes, tatoués la plupart, avaient aux oreilles de mauvaises boucles d’oreilles, et sur la tête des chapeaux ronds défoncés ou de vieilles casquettes, quelques-uns même des restes de bonnets de police. Pour le reste du costume, c’était un incroyable mélange de vêtements européens et polynésiens. L’un portait un pantalon rouge, galonné de cuivre et rapiécé de toutes les couleurs, un gilet sans manches, qui avait dû être à la mode sous Louis XVI, et un morceau de natte indigène passée autour du corps comme un baudrier ; de chemise, d’habit ou de chaussure, pas l’apparence ; l’autre avait un habit bleu barbeau, sans boutons, et des boites à la Souvarow, et, pour lier ensemble ces deux pièces de son costume, une garniture de plumes autour des reins ; un troisième, plus complet, était vêtu d’une chemise, d’un caleçon de flanelle bariolée qui lui descendait jusqu’au genoux, et portait une vieille paire de chaussons : tous les autres à l’avenant. Pour les femmes, c’était presque de même. Comme elles venaient là pour tirer de leur beauté le meilleur prix possible, elles avaient cru ne pouvoir mieux faire que de s’affubler de tous les oripeaux féminins que les navires européens leur avaient apportés.

Maurice, aussi dégoûté de leur accoutrement que de leur dévergondage, se hâta de débarquer. Il fut reçu, ainsi que les autres passagers et l’état-major du vaisseau, par le gouverneur de la ville, qui les mena chez le roi. Maurice redoutait les ennuis du cérémonial ordinaire des principautés, tant petites que grandes. Mais il en fut quitte pour la peur. La réception fut rapide quoique solennelle.

On le fit passer avec ses compagnons dans une grande cour où deux cents hommes, vêtus de l’uniforme des grenadiers anglais, et composant la garde royale, attendaient au port d’arme, et rangés sur deux files, de manière à former une haie de la porte de la cour à celle du palais.

À l’entrée des Européens, et pendant tout le temps de leur passage, on battit aux champs et on présenta les armes. De là, les voyageurs pénétrèrent dans une salle nue, mais spacieuse, où était dressée une longue table, servie à la manière européenne. Devant la table, le roi, vôtu d’un costume de colonel, qui lui avait été envoyé par le roi d’Angleterre, se tenait debout au milieu de ses principaux officiers, arrangés chacun à sa guise, et présentant un mélange bizarre de tous les costumes et de toutes les modes. Il accueillit ses hôtes avec beaucoup de politesse et de bon goût, leur épargna tous les ennuis du cérémonial, les invita tout d’abord à se mettre à table, et leur en donna lui-même l’exemple. Le dîner fut abondant, presque splendide, et assez gai. On y vida beaucoup de bouteilles portant sur leurs étiquettes les noms vrais ou faux, l’on ne sait, mais, à coup sûr, des mieux famés d’Europe. Tout le monde s’amusa beaucoup, comme on dit, excepté Maurice, qui ne mangea de presque rien, tant il était furieux de cette réception civilisée, et qui s’éclipsa au premier moment favorable pour échapper à la conversation élégante et au ravissant feu d’artifice dont on était menacé à la suite du dîner. Pour se mettre à l’abri de toute poursuite et de toute société, il sortit de la ville par le côté le plus désert, et se dirigea vers la montagne de Pasli, espérant trouver dans les sauvages et étranges beautés de cette nature encore inculte un dédommagement à l’insignifiante uniformité des hommes. Arrivé au pied de la montagne, il mesura avec un regard d’admiration son imposante masse, et devint, par cela même, plus curieux d’en connaître les détails. Il se mit donc à remonter le torrent qui tourne la première anfractuosité de la montagne, et s’engagea dans une gorge étroite et profonde. Il y marcha assez longtemps sans rencontrer personne, sans voir autre chose que les nuages qui couraient sur le ciel, les bois qui hérissaient un des flancs du ravin, et les rochers qui surplombaient l’autre, sans entendre autre chose que le bruit de l’eau sur les pierres qu’elle roulait dans sa course rapide, et de temps