Page:L'âme russe, contes choisis, trad Golschmann et Jaubert, 1896.djvu/292

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Cependant il commence à faire chaud. Le soleil brûle. J’ouvre les yeux, je vois les mêmes buissons, le même ciel, — seulement à la clarté du jour. Voici mon voisin. Oui, c’est un Turc, un cadavre. Qu’il est énorme ! Je le reconnais : c’est le même...

Devant moi est couché un homme tué par moi. Pourquoi l’ai-je tué ?...

Il est couché ici, mort, couvert de sang. Pourquoi le sort l’a-t-il amené ici ? Qui est-il ? Peut-être a-t-il comme moi une vieille mère !... Pendant longtemps elle demeurera assise, le soir, à la porte de sa pauvre chaumière, et regardera vers le nord lointain si son fils chéri, son soutien, son nourricier, n’arrive pas.

Et moi ? moi aussi... Je changerais même avec lui. Comme il est heureux ! il n’entend rien, il ne sent ni douleur, ni mortelle angoisse, ni soif... La baïonnette lui est entrée droit dans le cœur... Voici, sur son uniforme, un grand trou noir ; autour de lui, du sang. C’est moi qui ai fait cela.

Je ne le voulais pas. Je ne voulais du mal à personne, lorsque j’allais me battre. L’idée que j’aurais, moi aussi, à tuer des hommes ne s’offrait pas à mon esprit. Je me représentais seulement comment j’offrirais ma poitrine aux balles. J’ai marché et je l’ai offerte.

Eh bien ! qu’est-il arrivé ? Sot ! sot ! Et ce malheureux Fellah (il porte l’uniforme égyptien) est encore moins coupable. Avant qu’on les eût embarqués sur un bateau, comme des harengs dans un tonneau, et amenés à Constantinople, il n’avait jamais entendu parler ni de la Russie, ni de la Bulgarie.