Page:L'Humanité nouvelle, année 2, tome 2, volume 3.djvu/578

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— Pauvre petiote ! répéta-t-il un jour, elle est toute émotionnée.

C’est qu’un ballet allait être dansé au Théâtre-Royal sous la direction d’un nouveau maître de danse et Mlle Irène savait tous les noms des danseurs, connaissait les premiers sujets. Nous avons tous été ensemble à l’école, disait-elle.

Le soir de la première elle eut la fièvre comme si elle devait danser elle-même. Elle alluma les deux bougies jaunes de vieillesse qui étaient placées sur la commode de chaque côté d’un Christ en plâtre de Thorvaldsen, et elle s’assit sur le panier à champagne regardant vaguement la lumière.

Mais elle ne pouvait demeurer seule, toute l’ancienne fièvre du théâtre l’agitait ; la danseuse entra donc chez le maréchal, qui soupait et elle s’assit sur la chaise à côté de la pendule. La pauvre fille causa plus en quelques instants qu’elle ne faisait d’habitude en une année tout entière. Elle conta tous ses souvenirs, toutes ses impressions de théâtre, elle dit le talent des premiers sujets de la danse, leurs pas fameux. Et elle se balançait en chantonnant.

Le maréchal fut mis en si belle humeur par tout cela que lui aussi chanta une vieille chanson militaire, puis il conclut :

— Eh ! la mère, il nous faut boire un bol de punch là-dessus, un arrach et du pur !

Le punch fut confectionné et les deux bougies de la commode furent disposées sur la table, et l’on but et parla longuement, mais, soudain, au milieu du festin, Mlle Irène s’attrista et deux grosses larmes s’échappèrent de ses yeux.

Alors elle se leva et rentra ; assise sur son panier elle éclata en sanglots et demeura longtemps ainsi avant de se déshabiller et se coucher. Ce soir là, elle ne fit pas ses pas au pied du lit.

Cette pensée seule occupait son esprit : le premier sujet avait été à l’école avec elle.

Elle demeurait immobile dans le lit, de temps à autre elle poussait un long soupir qui résonnait dans l’obscurité de la nuit et elle remuait un peu la tête sur l’oreiller, car elle entendait sans cesse la voix violente de son maître de danse lui criant :

— Irène, tu manques d’élan… pas d’énergie, et il clamait ces mots qui retentissaient sonores à travers la salle.

Oui, elle les entendait distinctement ces mots, elle revoyait même parfaitement la salle de danse. Les figurantes, s’agitant automatiquement l’une derrière l’autre ; fatiguée, la pauvre Irène s’appuyait parfois au mur, tant ses membres brisés parais-