Page:L'année sociologique, tome 9, 1904-1905.djvu/20

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ciations diffèrent évidemment suivant le groupe où le mot est employé. Le vocabulaire des femmes n’est pas identique à celui des hommes : le mot habiller a, en français, une tout autre valeur chez les femmes que chez les hommes, parce qu’il s’applique à un acte dont le caractère et l’importance sont entièrement différents. Ailleurs c’est par convenance que les femmes s’expriment autrement que les hommes : on cite par exemple un dialecte serbe où les femmes évitent le nom propre du bœuf, kurjak, employé par les hommes, parce que ce mot a en même temps le sens de « penis », et recourent à d’autres mots. On emploie partiellement une terminologie spéciale à la caserne, dans un groupe d’étudiants, dans un groupe sportif ; et, il importe de le noter, les mêmes individus appartiennent simultanément ou successivement à plusieurs des groupes en question, si bien qu’ils subissent à la fois ou à divers moments de leur vie des influences diverses.

Les hommes qui exercent une même profession ont à désigner un grand nombre d’objets et de notions pour lesquels la langue commune n’a pas de noms parce que le commun des hommes ne s’en occupe pas. Beaucoup de ces désignations sont obtenues en attribuant à des objets le nom d’autres objets avec lesquels ceux-ci ont une ressemblance plus ou moins lointaine ; on désigne ainsi, sous le nom de chèvre telle machine servant à porter ; en anglais, cat « chat » est aussi un crampon qui sert à saisir l’ancre (d’après les griffes du chat, etc.). On n’entend marquer par là que des analogies vagues, et très souvent, au lieu de recourir au mot lui-même, on se sert d’un dérivé : le chevalet est autre chose que le cheval, la manette autre chose que la main ; ce procédé de dérivation est de règle en russe, où le « bec » d’une cafetière est un nosik et non un nos « nez » (voir Boyer et Spéranski, Manuel de russe, p. 113, n. 4).

Quelle que soit la nature du groupe considéré, le sens des mots est sujet à y varier non seulement en raison des circonstances spéciales qui le déterminent, comme il arrive par exemple pour le mot opération, mais aussi en raison de ce qu’il s’agit d’un groupe plus ou moins isolé du reste de la société, plus ou moins fermé, plus ou moins autonome ; car la variation du vocabulaire ne se limite pas à ce qu’exige la nature même du groupe ; elle est grossie intentionnellement par suite de la tendance qu’a chaque groupe à marquer extérieurement son indépendance et son originalité ; tandis que