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LE MARCHAND DE BONHEUR

Que de fois nous avons agité ce difficile problème de la personnalité artistique ! certains donnent de grandes espérances, débutent par une œuvre vigoureuse et nouvelle et subitement s’arrêtent comme épuisés, à bout d’invention. Il échappe à la critique, le rouage intime des cerveaux. Souvent la réflexion s’empoisonne parce qu’elle élabore ce secret. Voilà pourquoi mon père conseillait, en première ligne, l’étude de la nature, de ses formes et de ses nuances. La pensée qui dévore sa propre substance l’inquiétait : « Cet admirable écrivain possède un pouvoir d’autodestruction surprenant », disait-il en parlant du philosophe Nietzsche. La forme continûment amère et sarcastique de ses aphorismes le rebutait aussi. Il lui reprochait surtout de ne pas suffisamment prendre l’air.

Depuis peu d’années seulement, je comprends la profondeur de cette doctrine qui pousse l’écrivain à sortir de lui-même, à ne pas perdre le contact avec la vie. La première condition de la joie intellectuelle est d’organiser des sensations, des sentiments. L’épuisement arrive vite si les uns et les autres ne se renouvellent pas, se laissent user jusqu’à la trame. C’est là le piège de l’analyse.

Or, mon père analysait sans cesse, mais s’arrêtait au point de lassitude. Il avait porté sa machine