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LE MARCHAND DE BONHEUR

mémoire, les innombrables souvenirs de la grande époque, notamment sur Frederick Lemaître, roi du genre, type de la profession, chez qui les qualités et les défauts furent également poussés à l’extrême.

Quant aux comédiennes, mon père se montra toujours aimable et respectueux vis-à-vis d’elles, mais ce respect même était une façon d’éviter la familiarité de coulisses, le tutoiement banal qu’il avait en horreur comme tout ce qui n’est pas sincère.

Il me conseilla toujours, à leur égard, de ne point mêler le rêve à la vie, de fuir la désillusion du réel. Il estimait que, si franches et si charmantes soient-elles, celles qui font métier de changer d’âme comme de costumes offrent peu de garanties à un cœur fidèle. Je ne pus jamais lui faire admettre que cette souplesse même fût leur charme. Il trouvait monstrueux que le désir d’un seul fût éveillé par le désir de tous, que l’on admirât chez une femme l’admiration des autres hommes. Ce fut là une de nos querelles. Je persiste à croire que, renseigné comme il l’était sur le monde des théâtres, il eût dû écrire pour notre joie une sorte de Wilhelm Meister moderne, où sa philosophie familière se fût rehaussée par maint épisode de l’éternel roman comique.