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LE MARCHAND DE BONHEUR

dans ce sourire une multitude de prolongations, puis il poursuivait :

« Pendant la guerre de 1870, qui fut ma grande école, je pus me rendre compte de la colère que provoque l’ironie chez le peuple. Il fut question, dans notre compagnie, de remplacer le capitaine par voie élective. On me pria de prendre la parole en ma qualité de décoré, d’ancien militaire. Ancien militaire de trente ans ! Je cède. Je monte sur une estrade, ce qui m’est odieux et me paralyse. Je commence. Je m’embrouille. Je bafouille et je finis par m’écrier : « Ah, ma foi, je ne le connais pas plus que vous, moi, ce capitaine ! » Je descendis de l’estrade dans un silence glacial.

Il se déclarait capable, par une longue expérience, de venir en aide aux plus susceptibles sans « leur laisser un souvenir odieux ». « Un après-midi d’été merveilleux, calme, tiède et doré, assis dans la forêt de Sénart, au carrefour du Gros-Chêne, avec ta mère et les enfants, je vis à peu de distance une « roulotte » misérable de bohémiens, les petits en haillons, une femme aux traits durs et un homme sombre qui épluchait des pommes de terre. Je pris le bras de Lucien et m’avançai vers eux. (J’avais préparé mon aumône.) Ils me voyaient venir. La femme rougit. L’homme se faisait plus morne. Alors je