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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

et se rappeler le mot de Montaigne : « Le monde est une branloire pérenne. » Mais quand Clemenceau était content de ses pages, quand son chapitre se déroulait bien, quand il n’avait pas trop raturé, il se donnait comme récompense un morceau de Balzac ou une scène de Shakespeare, regardant comment c’était fait, comment, selon l’expression de Goncourt, « c’était ficelé » et si, comme dans la formule de Flaubert, « ça battait des deux côtés ». L’auteur du Grand Pan atteignait ainsi l’heure de son dîner frugal et généralement solitaire, sauf quand un voisin ou un vieil ami de sa famille venait lui tenir compagnie. Puis après un bout de causerie, bonsoir et au dodo, mais avec, à portée de la main, une feuille de papier et un crayon pour l’utilisation de l’insomnie. Car il paraît que le plus studieux et laborieux des humains est encore un paresseux, eu égard aux moments qu’il n’utilise pas, aux observations qu’il ne fait pas, aux notes qu’il ne prend pas. En plus des heures absorbées par le sommeil, une grande partie de l’existence est ainsi abandonnée à la fainéantise et définitivement perdue.

Une vieille servante s’occupait de son ménage et de ses repas, comme la Nanette de son roman. Il bavardait volontiers avec elle et se faisait raconter la chronique locale, les petites affaires des uns et des autres. Enfin, comme on le savait médecin, quelques-uns venaient le consulter sur leurs rhumatismes noueux : « Docteur, je ne peux plus faire ça. — Eh bien, ne le faites pas, mon ami. » Aux calomnies dirigées contre lui, les bonnes gens de son patelin n’avaient pas cru : « Tout ça, c’est des menteries. » Beaucoup opinaient qu’il devrait se présenter en Vendée. Mais d’abord il n’y avait pas de siège libre, et ensuite il redoutait l’agitation politique et les