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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

— Ça m’en fera deux. Elle me trompera ?

— Je n’en sais rien. Mais vous pleurerez…

— Ça m’étonne. Et elle, ne pleurera-t-elle pas ? Et puis ?…

— Et puis vous serez mêlé à des batailles, à du feu, à des drames atroces.

— Bravo ! Avec des chances diverses ?

— Avec votre chance, que vous portez en vous.

Jeanniot partait le lendemain. Clemenceau en eut du chagrin. Il eût voulu passer plusieurs semaines avec lui, jouissant à la fois de son esprit et de sa nature loyale et ardente. Quand il s’était une fois donné, il ne se reprenait pas. Si l’amour était, à ses yeux, chose passagère, l’amitié était chose sacrée, C’est dans ce chemin de sa pensée qu’il retrouva l’image, proche de son cœur, de l’Alsacien Scheurer-Kestner.

— Si j’allais le voir à Strasbourg.

Strasbourg était sous la domination allemande. Clemenceau savait qu’il y serait dépisté, comme l’avait été Gambetta, quand il allait, au lendemain de la guerre, visiter, en compagnie de Léonie Léon, le prétendu neveu de celle-ci, en réalité le fils qu’elle avait eu du policier spécial de Napoléon III, l’ignoble Hyrvoix. Mais son intention n’était pas de ruser, comme « le dément furieux », avec la police allemande. Entre son arrivée en Alsace, et le moment où il serait signalé et épié, quelques jours s’écouleraient, pendant lesquels il pourrait converser librement, et en toute amertume, avec son vieil ami.

La mise en œuvre de sa décision était, chez lui, toute proche de celle-ci. Dix jours après, il arrivait à Strasbourg, par un temps printanier et prenait logement dans la vieille ville, chez une respectable dame de 75 ans, parente des Dorian, de Montbéliard.