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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

— C’est une de mes élèves.

Clemenceau savait l’histoire et que ce visage, rustique et charmant, était celui de la jeune maîtresse du sculpteur, dont on racontait qu’il avait eu deux enfants. Il l’avait prise vierge, puis lâchée assez vilainement. Elle aussi avait du génie et il avait brisé son existence. Selma savait-elle cela ? Helmuth regardait en hochant la tête. Sa barbe était aussi fournie que celle de Rodin, mais taillée de façon différente.

On arriva devant un corps de femme admirable, auquel la tête manquait et que l’artiste munichois reconnut aussitôt comme celui de son cher modèle Selma. Celle-ci demeurait impassible. La jalousie mordit le cœur de Clemenceau qui, avec l’intuition des amoureux, se douta de quelque chose et sentit son désir accru. Rodin, plus faune que jamais, continuait à démailloter, puis remmailloter placidement, ses enfants de plâtre, avec les soins d’une nourrice attentive.

— J’ai vu votre ami Monet, dit-il.….

— Il est toujours dans ses meules au soleil ?

— Toujours. Mais il pense à ses cathédrales… Monsieur Helmuth, vous connaissez ses dernières toiles ?

— Oui, mais je n’aime bas les impressionnistes…

Cette déclaration jeta un froid. Rodin se contenta de répliquer :

— C’est pourtant ce que le XIXe siècle a produit de mieux.

— Certes, ajouta Clemenceau.

— Chacun son goût, dit le Bavarois, prenant sans façon le bras de Selma : Et vous, ma cholie, quel est votre avis ?

— Oh ! je suis folle de Manet, de Monet, de Renoir et de Sisley.