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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

et lui avaient senti, en commun, l’arrachement des deux chères provinces, avec une intensité extraordinaire, qu’ils n’auraient jamais soupçonnée auparavant… la livre de chair de Shylock. Ces Allemands étaient un grand peuple, mais foncièrement ennemi qui, avec le temps, demeurerait tel. Comment pouvait-on songer à s’entendre avec des gens pareils ?

Après la giboulée, une déchirure s’était faite dans le ciel, et les étoiles brillaient. Le sol, humide et noir, commençait, ici et là, à sécher. Les rues étaient désertes. Cependant il y avait encore trois sapins, ou voitures à cheval, à la station de l’avenue d’Eylau, avec les cochers endormis sur leurs sièges. Ils devaient avoir entendu parler de la grande soirée de la rue de la Faisanderie, où d’une autre dans le voisinage. La masse de l’Arc de Triomphe apparut. Fallait-il admirer Bonaparte comme fils de la Révolution, où le détester comme Empereur, avec sa Cour, ridicule parodie de la Monarchie. N’avait-il pas, sous le nom de Napoléon, trahi la Révolution, tout en la promenant de champ de bataille en champ de bataille, et quel pitoyable successeur !

Comme il arrivait au rond-point des Champs-Elysées, et dans le cercle lumineux d’un bec de gaz, Clemenceau, qui marchait, sa canne à pomme de fer dans la poche de son paletot, aperçut, venant à sa rencontre, un personnage barbu comme Pelletan, insoucieux de sa tenue comme lui, mais grisonnant, coiffé d’un ancien haut de forme, affaissé pour avoir longtemps reçu la pluie, et perché sur de longues jambes à la Don Quichotte,

— Bonsoir, citoyen Clemenceau.

— Bonsoir, mon vieux.