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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

pourquoi le préoccupait-elle à ce point et interrogeait-il, à son sujet, les uns et les autres ? Je pense qu’il n’était pas si sûr que cela de « l’éternel néant » et qu’il cherchait — bien qu’elle l’irritât — la contradiction sur ce point.

Je l’observai de près, le jour des obsèques de son ami de toujours, Gustave Geffroy, aux Gobelins. Assis au premier rang de l’assistance — l’enterrement était civil — près du cercueil recouvert d’un drap noir et de fleurs magnifiques, il semblait l’image même de l’affliction. Il serrait les mains comme en rêve, avec un regard vitreux et lointain, tel le condamné qui attend son tour. J’ai pensé depuis qu’il avait déjà dans la tête le projet de ses propres funérailles, d’une si farouche grandeur.

Aux ingratitudes individuelles, plus ou moins cuisantes pour un sensible de sa sorte, avait succédé l’ingratitude générale, pareille à une vaste forêt, bruissante d’acclamations, dépouillée, en quelques heures, par le vent d’automne. Le nom de Clemenceau qui, pendant deux ans, avait été sur toutes les lèvres, n’était plus prononcé et imprimé que rarement, à l’occasion d’une célébration, d’un anniversaire de la guerre, d’un monument aux morts, d’un message aux Américains à ceux qui parlaient d’aller lui faire visite il répondait mélancoliquement : « On ne se bouscule pas dans mon antichambre. » L’esprit de la nation fuyait le souvenir de la guerre et de ses immenses sacrifices, se tournait aux plaisirs, aux sports, au cinéma, aux frivolités. Les aveugles et les amputés, promenant leur démarche hésitante et leurs moignons, apparaissaient un peu comme des gêneurs. Bref, l’ingratitude, vis-à-vis du victorieux de quatre-vingts et tant, n’était qu’un cas spécial parmi des milliers