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LA VIE ORAGEUSE DE CLEMENCEAU

n’avait guère connu le froid à l’âme, mais à qui l’ingratitude universelle en avait parfois donné le frisson. J’ai connu ainsi jadis, des frigides de l’âme qui n’avaient plus d’attachement à rien, ni pour personne. Femmes, enfants, amis leur étaient devenus totalement indifférents. Aucun médecin n’entrevoyait le moyen de leur rendre la sensibilité. L’épouse d’un de ces malheureux sanglotait devant lui, immobile et glacé. Elle eût tenté de se suicider qu’il n’eût pas fait un geste pour la retenir :

— Ce désastre intérieur aurait pu m’arriver, disait le Vieux à un intime, qui souriait, lui sachant une âme de feu.

— Si, si, je vous assure. J’ai entrevu cet affreux supplice. J’y ai échappé par l’étude. Le travail acharné, au fond, il n’y a que ça. Une besogne forcenée, si elle est ordonnée, n’est jamais accablante.

Il avait fait promettre le silence à Braban. Puis il réfléchit qu’il valait mieux mettre ses proches et ses intimes au courant. Tous se récrièrent. Son aspect physique ne laissait pas penser qu’il dût s’en aller de sitôt. D’ailleurs il accompagnait cette prévision de son credo organique et matérialiste, sans tenir compte des rajeunissements qui, à trois reprises, s’étaient opérés en lui. Il ne lisait plus guère de journaux et ne s’intéressait plus aux affaires publiques que pour s’indigner de la façon dont elles étaient conduites, dont « ces gens-là sabotaient la victoire ». Les débats de la Chambre étaient vils et honteux, ceux du Sénat séniles. Sa sévérité, devenue globale, condamnait ces institutions républicaines, à l’efficacité desquelles il avait cru et s’était donné tout entier. Même les « héros » du bloc révolutionnaire étaient descendus de leurs piédestaux et, ayant du sang jusqu’aux