Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/167

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Ayant soigné un de leurs camarades, je me trouvai presque traité d’égal à égal par les internes. Quignon fermait les yeux sur mes irrégularités dans le service et j’allais souvent à la salle de garde. La petite Marie, dépitée de mon peu de galanterie, affectait de ne plus me regarder. Barbasse, Jaury, Prunet me poussaient fort à commencer des études médicales : « Votre intelligence est suffisante, me répétaient-ils. Nous sommes tous bien disposés pour vous. Vous avez des superstitions singulières, mais vous les abandonnerez. Vous ne pouvez, sans votre capitaine, fréter un navire et vous rapatrier. Prenez votre diplôme de docteur ; établissez-vous ici. » Peu à peu ces conseils me pénétrèrent. Je n’avais nullement perdu l’espoir de revoir mon pays ; mais, ignorant la durée et les conditions de mon séjour chez les Morticoles, je songeai qu’il était préférable d’atteindre une situation supérieure, plutôt que de végéter, comme Trub, dans un emploi subalterne. J’espérais, ô naïveté, qu’un travail tenace me permettrait de réussir et j’avais mis de côté la somme nécessaire à mes premières inscriptions. Puis je quitterais l’hôpital où trop d’horreurs m’accablaient l’esprit et je ne deviendrais pas un de ces malades pauvres qui crèvent de froid et de faim. J’engageai Trub à m’imiter, mais il était trop paresseux.

Ma résolution prise, je me donnai du temps et voulus connaître quelques médecins influents de l’hôpital Typhus : « Ça ne vous servira pas à grand-chose, m’affirma ironiquement Quignon, si vous ne savez pas bien lécher les pieds. » Cette fois encore, je ne le questionnai pas sur cette expression énigmatique, espérant que le mot m’en serait donné tôt ou tard. Je prenais par contact un des défauts des Morticoles, qui consiste à n’avouer jamais leur ignorance.

Sur ces entrefaites, Jaury m’avait invité à déjeuner à la salle de garde. Comme je voulais partir après le café : « Restez, me dit-il, vous allez vous instruire. » La pendule sonna deux heures. Toutes les pipes étaient allumées.