Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/175

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d’orangeade échelonnés d’heure en heure. Or il est remarquable qu’ils ne guérissaient ni plus tôt ni plus tard et ne mouraient ni plus ni moins qu’avec l’aide des autres méthodes. Les collègues de Fête le jalousaient atrocement pour son excessive clientèle de riches, qu’il doit d’abord à son urbanité, à son aimable visage, à sa belle barbe blanche, ensuite à la simplicité et à l’innocence de son traitement, lequel dispense des purges, vomitifs, lavements et drogues noires, remèdes atroces et poisseux, chers aux Boridan, aux Clapier, aux Wabanheim, aux Avigdeuse. Enfin les irréligieux Morticoles ont besoin de remplacer la foi par une confiance aveugle en quelque chose d’obscur, et le mystère du système globulaire est fait pour séduire ces âmes inquiètes. J’admirais beaucoup le portefeuille en maroquin à son chiffre que Fête tirait au pied des lits, le sérieux avec lequel, sans un mot d’explication, il remettait à la surveillante une de ses boulettes magiques.

Pour me divertir, je suivis le service d’Avigdeuse, le plus audacieux des charlatans ; j’écoutai le beau brun parler à ses élèves. Il est l’homme de génie ; il en a le port hautain, le langage bref et la fougue perpétuelle. Comme Tismet, il découvre chaque matin que la terre est ronde, que le soleil nous éclaire, que nous sommes tous mortels, et il explique, démontre, commente ces découvertes avec une verve intarissable. Il pose des diagnostics surprenants : Affection singulière de la troisième tunique de l’estomac, et ses prescriptions remplissent trois pages du cahier d’hôpital : Prendre, à chaque repas, deux biscuits de son ; un quart d’heure après, un jaune d’œuf au poivre ; six minutes après, cinq clous de girofle, une feuille de salade de laitue et deux grains de sel moyens. Aux uns il interdit les salaisons, la viande, les pâtes, les légumes et le lait, ne leur laissant à consommer que l’air du temps et leur salive ; aux autres il conseille l’encre, le pétrole, les pétales de rose et la cendre de cigare. Il dicte ses ordonnances d’un air inspiré, ôtant, frottant et remettant son