Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/176

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lorgnon, se tapant le front pour y agiter ses trouvailles. Il se précipite vers un malade, lui prend les mains, les lâche, s’écarte de trois pas, revient, le fait se lever, se baisser, fermer les yeux, se coucher en long et en travers. La précision dans la sottise, telle est l’allure de cet animal souple et griffu.

Bradilin dirigeait un service d’enfants. Il s’y trouvait plus à l’abri pour ses cruelles tentatives, les marmots ne pouvant ni se défendre ni se plaindre. Je les vois courant à la rencontre de l’interne dans leurs courtes capotes bleues : « Monsieur, monsieur, le petit 16 est mort, et Jules, le petit 12, agonise. » Lamentables 16 et 12, martyrs minuscules, torturés entre deux draps, aux yeux éteints, aux joues froides et caves, aux mains recroquevillées, ratatinées, réduites à l’état de surfaces blêmes ! Ils sont morts sans le baiser chaud d’une maman, morts par la faute du bourreau médical qui leur injecta des poisons nouveaux, dans des souffrances affreuses, raconte la surveillante, la tête basse, honteuse de surveiller ces meurtres ! Tout autour des minces cadavres, c’est l’insouciance, aussi grande que chez des heureux. On joue avec les instruments de supplice, les couvercles des bocaux, les bandages et les rideaux des lits. On regarde de vieilles images qui racontent la triste fête de la Matière, et, à l’âge où l’être se forme, sur le tendre cerveau se gravent des effigies et des formules athées. Cependant Bradilin arrive et ricane devant ses succès : « C’est ce que je craignais. » Ne crains-tu rien d’autre, bandit ? Ne crains-tu pas que, quelque part, quelqu’un ne recueille ces âmes irritées et sorties vieilles de la jeunesse, n’écoute leurs justes plaintes ? « Qu’on porte ça, ajoute-t-il, au premier amphithéâtre ! Je ne crois pas que le poison ait été absorbé en entier. »

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