Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/221

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sorte de rage, ne se donnant même pas le temps de mâcher les gros morceaux de pain dont elles se gonflaient les joues, ce qui leur créait un embonpoint factice. Une nuance de rose empourpra leurs pommettes. L’une d’elles toussait.

Elles se ressemblaient d’ailleurs, comme la plupart des pauvres. Les visages n’ont de différence que dans le bien-être et atteignent chez les docteurs leur maximum de variété. Mais les souffrances, la crainte, le métier dur, l’action du froid et de l’humide prêtent aux physionomies des déshérités une fraternité désolante. Jusque-là, elles n’avaient pas dit un mot. On leur servit de chauds potages. Chacune d’elles but un verre de vin. Alors, la vie renaissant, elles répondirent à nos questions. L’oiseau de la confiance revint percher sur ces âmes muettes. Son chant nous charma tout le soir.

Elles s’étaient connues dès l’enfance et faisaient en commun depuis cinq ans leur déplorable métier. L’une avait dix-sept ans, l’autre dix-huit. Elles étaient nées de l’autre côté des égouts, dans les quartiers d’usines et de tortures : « C’est la troisième fois, ajoutait Louise, que nous mangeons à notre appétit. Une fois à la fête de la Matière et une seconde… — Tais-toi donc, tu ne te rappelles pas. » Et Serpette empiétait sur le récit de sa voisine. L’autre lui cédait la parole avec une jolie moue de l’épaule : « Monsieur, nos maisons se touchaient. Nos familles n’avaient pas le sou. Moi, mon père m’a prise un soir qu’il était gris. J’ai été malade longtemps et l’on a cru que j’allais mourir. On n’avait pas voulu m’envoyer à l’hôpital, de peur que je n’éveille la police. Je grelottais presque nue devant une lucarne cassée. Louise venait me voir et m’apportait la moitié du pain de son dîner. — Oh ! un pain, interrompit Louise, qui ne ressemblait guère à celui-ci ! Qu’il est bon, celui-ci ! On dirait du gâteau. Je n’ai jamais mangé le pareil. Le nôtre est noir et fait dans la bouche comme de la poussière.