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Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/239

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lant les échos de l’épidémie d’une oreille robuste et sympathique. On plaisantait la peur bruyante de Gigade qui avait perdu toute jovialité, toute envie de rire, et puait tellement l’antiseptique qu’il était impossible de l’aborder. On me le montra, pâle et défait, appuyé à un groupe représentant l’illustre Laurantiès, fondateur de l’épidémiologie, qui donne ses soins à un cholérique. Sous ce bronze tordu de coliques et d’héroïsme, Gigade, sourcil froncé, les jambes fondues, semblait suivre d’un œil morne son propre convoi funèbre. Je m’approchai de lui. Il répandait en effet une odeur si forte qu’il me fallut tout mon courage : « Mon cher maître, dis-je humblement, voici une triste nouvelle ; votre élève préféré, Savade, est mort ce matin, emporté en quelques minutes par le… »

Gigade me regardait avec terreur et dégoût : « Avez-vous prévenu l’autorité sanitaire ? s’écria-t-il avec un ample geste parallèle à celui de Laurantiès. Malheureux, quels risques vous courez ! Rien de si atroce, de si insurmontable que ce fléau ! — Puis, reculant de dix pas : — Allez vous laver, ajouta-t-il d’un ton péremptoire. Lavez-vous bien vite avec : Sublimé, cinquante centigrammes ; — Eau distillée, soixante grammes. Prenez un bain d’eucalyptol et d’eau bouillante. Allez vite vous laver ! Il n’est plus temps peut-être. Je vous signale à vos infortunés camarades, aux innocents que vous infectez. Allez-vous vous laver ! » Il était grandiose ainsi, fou de crainte, dans une attitude d’objurgation, sous ce ciel tragique : « Je vais, je vais », répondis-je, et je lui tournai les talons.

Le buffet était plein de docteurs et professeurs qui déchiffraient les nouvelles de leurs familles calfeutrées et s’empiffraient de nourriture. Lestingué, superbe dans sa robe rouge, la bouche dégoulinante de sauce, proposait un impôt hygiénique pour couvrir les frais des perquisitions : « Messieurs, vos hônôraires vont monter. Brôôôôm. — Garçon, un peu de gelée, je vous prie. — Ces désastres sont toujours suivis d’une hypocondrie générale qui com-