Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/296

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d’une main nerveuse et disparut. Wabanheim redevint immobile et silencieux. Je m’assis près du lit sur une chaise.

Je croyais qu’il avait pris son parti de la mort. Mais je fus détrompé par un renouveau de cris et de tumulte : « Je ne veux pas mourir… Je ne veux pas… Au secours ! Au secours ! » Il n’avait plus la force de surgir, mais il se tournait et retournait sur sa couche étroite, coupant de rudes prises d’air ses appels sans écho à la vie. Subitement, sa voix reprit son ampleur et sa dureté. Il s’accrocha aux fers du lit et se remonta jusqu’à mi-corps, puis, montrant du doigt un angle obscur de la pièce : « La voilà ! La mort !… Elle est là et sourit ! J’ai toujours vécu près d’elle… Mais elle ne voulait que des autres… Aujourd’hui, c’est moi qu’elle veut… Je te vois… Coquine…, tu me guettes… Je te hais… Non ! non ! Pardon ! Mort, je ne te hais pas ! Tu viendras plus tard. Je t’en donnerai d’autres…, beaucoup de jeunes, très jeunes… Quel plaisir de prendre un vieillard ?… Aie pitié de moi… Pitié ! pitié ! — Suivait une kyrielle de mots hébreux. — Canelon ! Canelon ! Elle s’approche… Au secours ! Chasse-la… Elle est tout contre moi… Ah ! » Il se cacha le visage et sanglota. Ses cheveux blancs étaient hérissés et tordus… Après une vague de bruit, d’autres vagues de hoquets, des murmures… et finalement il y eut un grand et majestueux silence sur lequel vacillait la lueur incertaine de la lampe.

Je m’assoupis à mon tour. Dans mon sommeil j’entendis des clameurs. Quelqu’un ne voulait pas mourir. Le froid me réveilla. La lampe fumait et l’odeur infecte de la mèche emplissait la chambre. J’avais les articulations cassées. Combien de temps avais-je dormi ? Wabanheim ne bougeait plus, ne respirait plus. Ses mains étaient allongées contre sa poitrine. Sa figure était calme, blême et détendue. Je crus à plusieurs reprises apercevoir son thorax se soulever, ses lèvres s’entrouvrir. Mon oreille, appli-