Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/52

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avec un ensemble comique. Mais plus grande fut mon horreur quand, la salle des hommes dépassée, je traversai celle des femmes, où la même ignominie dégradait des êtres qui furent doués pour le charme et la grâce. En frôlant un lit dont les couvertures étaient ramenées au-dessus de la tête de son habitante, j’entendis des plaintes sourdes et continues. Assise auprès, une surveillante, fleur pâle au milieu du charnier, avait glissé ses mains sous les draps comme consolation ultime. Son visage régulier resplendissait d’une candeur sereine qui donnait à cette agonie l’illusion de la famille et de la tendresse : « Hélas, pensais-je, une femme de chair sensible, torturée par Tabard, expire dans ce cloaque. Quel sort flamboyant certains êtres apportent-ils à la naissance ! » Par un retour égoïste, je me félicitai d’échapper à ce vidangeur. Nous glissions sur des peaux et des pépins d’oranges, des flaques de sang, des crachats, des paquets de charpie. Le repas venait de finir. À droite une vieille mégère émaciée, ses cheveux gris affolés sur les épaules, suçait furieusement un os. À une autre, une infirmière ingurgitait quelques patientes cuillerées de liquide. Les yeux désorbités de cette âpre tête à la renverse exprimaient la satisfaction dans la détresse.

Après les salles de Tabard ce furent encore des vestibules. Des infirmiers auxquels manquaient un bras, une jambe, un œil, les deux oreilles, adressaient à mon guide quelque plaisanterie locale à laquelle celui-ci répondait par un curieux rictus, les muscles de son masque se plissant tout autour de l’abîme central. Nous marchions du même pas accéléré et claudicant vers cette salle Vélâqui où le lit 14 attendait son propriétaire. Je parcourus une galerie étroite et sans lits. Des tabourets carrés s’accotaient à des machines électriques. Un solide gaillard brun, à tête prétentieuse, aux longs cheveux collés, décochait des étincelles à quelques-uns de ces supports de tortures que les Morticoles appellent des malades. Bien que notre traversée fût hâtive, j’eus le temps de m’indigner contre