Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/71

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garçon, voilà à quoi servent les pauvres chez les Morticoles. Tout ça c’est pour notre sauvegarde ; c’est pour faire avancer la science. Si j’étais bien portant, j’apprendrais à me servir de ces machines, et je vous promets que je ferais une belle sarabande aux Malasvon, Cudane et autres. » Cette menace me frappa. Je compris que des forces redoutables, employées au service du mal, sans bonté ni justice, se retournent fatalement contre ceux qui les détiennent.

Il était écrit que mon apprentissage serait bourré d’émotions ; car, dans la nuit, je fus réveillé par un piétinement étrange. Me dressant sur ma couche à l’aide d’une poignée de bois qui descendait de la traverse, j’aperçus des hommes de police, reconnaissables à leur uniforme que j’avais déjà remarqué au débarquement. Ils aidèrent à soulever et à porter sur le lit déjà vide d’Alfred un corps inerte et ensanglanté. La figure semblait une grenade ouverte. On étendit avec précaution cette bouillie rouge sur des alèzes. Jaury arriva se frottant les yeux. J’appris que mon nouveau voisin était tombé d’un quatrième étage étant ivre. L’interne ausculta cette chose sans nom et déclara : « Il vit ! » Puis, avec une patience admirable, il lava les caillots, ferma les grosses plaies avec des aiguilles et du fil, bassina les petites. En le voyant, éclairé par le rat de cave que tenait la surveillante, s’empresser sans énervement auprès de ce malheureux, je déplorais que tant de belles qualités fussent bridées par un mauvais esprit général que je ne sais quel destin funeste a soufflé sur les Morticoles. Jaury ne pouvait s’empêcher de plaisanter. J’entendis qu’il disait à l’objet qu’il était en train de refaire morceau par morceau : « C’est égal, mon ami, avec cette gueule-là tu ne pourras aller au bal d’ici longtemps. — J’ai soif », répondit la gueule. La surveillante apporta un verre d’eau. Je découvris alors un semblant de bouche ; au-dessus, deux paupières déchiquetées ; au-dessous, un lambeau de menton. Cela par-