Page:Léon Daudet - Les morticoles, Charpentier, 1894.djvu/96

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la bouche et qui n’existe que dans vos rêves, est la plus forte chimère à trompe d’éléphant, ventre de léopard et pieds fourchus devant laquelle les hommes se soient agenouillés ? Une seule chose progresse, votre orgueil monstrueux, source de votre misère passée, présente et future et qui vous mènera à votre perte. » Ces discussions, ces prédictions, amusaient mes interlocuteurs. Misnard et d’autres venaient de la salle de garde avec Jaury, pour stimuler mon ardeur oratoire. J’étais flatté de leur entendre dire : « Canelon est intelligent, mais rempli de préjugés absurdes… »

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Je commençais à pouvoir me lever, bien que gardant encore mon bandage, et je marchais passablement, appuyé sur une canne. Je désirais me rendre utile autant que gagner un petit salaire, car, jusqu’ici, j’avais vécu aux frais du Secours universel et je ne voyais pas approcher sans terreur le moment où je rôderais, absolument dénué de ressources, dans la sinistre cité des Morticoles. La surveillante me proposa d’entrer comme aide à la salle des morts. J’acceptai par nécessité et par une curiosité malsaine. J’avais tant entendu parler de ces autopsies ! Elles me semblaient l’aboutissant et la raison d’être de cet immense système hospitalier que je voyais fonctionner par morceaux. Les médecins et les étudiants les citaient avec allégresse, les malades avec terreur. Pour la plupart de ceux-ci, elles étaient le bout de l’avenue, le cul-de-sac de leur destin. J’allais pénétrer à mon tour dans ce sanctuaire.

Par un temps de blanche giboulée je commençai mon nouveau service. Depuis deux mois je végétais à l’hôpital grâce aux zèles combinés de Tabard, des Rastas, de Cudane et de Malasvon. L’hiver se prolonge, chez les Morticoles, la plus grande partie de l’année. Ils ont banni la joie même de la nature. On venait de m’ôter mon pansement. J’avais, en place de ma capote, un pantalon de gros