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DEVANT LA DOULEUR

suite, c’était un brave homme, sommaire et brutal, capable de bonté, de générosité, incapable d’une vision d’ensemble, extrêmement habile de ses pattes, — car, comment appeler cela des mains ? — jovial ainsi qu’un boucher au milieu de son abattoir et qui tranchait dans le vif comme dans du bois. Tel quel, il était un aigle à côté du prétentieux et roucoulant Pozzi, dont l’ignorance en tout est fabuleuse, ou même de Doyen, opérateur génial, médiocre clinicien, et qui s’imagine de temps en temps avoir découvert le remède de tous les maux. Péan était éducable et perfectible, il écoutait les avis autorisés, il connaissait ses trous. Doyen ignore les siens et ferme obstinément les oreilles et les yeux à tout ce qui contrecarre ses marottes. Alors qu’il se croit un va-de-l’avant et un novateur, son plus grave défaut est d’être borné.

C’est Péan qui a inauguré les séances opératoires où le virtuose du couteau abat trois jambes, deux bras, désarticule deux épaules, trépane cinq crânes, enlève en se jouant une demi-douzaine d’utérus avec les annexes, et quelques paires d’ovaires. Il fonctionnait en habit, en cravate blanche, assaisonnant son travail de prestidigitateur tragique avec des coq-à-l’âne et des truismes effrayants. Je citerai notamment l’axiome célèbre : « Il vaut mieux dix pinces inutiles qu’une seule qui ne sert à rien », et la formule coutumière : « Retirez-vous tous derrière, mâssieurs, car tout le monde est devant et ceux qui sont derrière ne vouaillent rien. » Au bout de deux heures de cet exercice, il ruisselait de sang et de sueur, les mains, ou mieux les battoirs, rouges comme ceux d’un assassin, les pieds trempés de pourpre, et toujours guilleret. On emportait les opérés coupacés et livides, en plusieurs tronçons, sur des brancards, à la queue leu leu, à la va-comme-je-te-pousse, les pinces brinque-ballant dans les abdomens ouverts, ainsi que des veaux ou des porcs. Seul Hogarth eût pu rendre cette panique du dépècement, ce massacre scientifique, qui tenait de l’étal, du supplice et de la course de taureaux. Les spectateurs non prévenus vomissaient. D’autres riaient stupidement. D’autres se sauvaient. D’autres s’évanouissaient. Je n’ai jamais vu, pour ma part, un tel amas de troncs, de morceaux et de moignons, un pareil hachis de viande humaine. Cela, vu l’imperfection du sommeil chloroformique, au milieu de soupirs, de sanglots, de hurlements de douleur, de