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DEVANT LA DOULEUR

— C’est de l’impétigo, monsieur.

— Ah ! vous croyez cela… Et vous, un tel ?

— Je pencherais plutôt pour une lésion de grattage.

— Eh ! eh !… et vous, un tel ?…

L’examen se poursuivait. Les suppositions épuisées, Besnier concluait : « Messieurs, c’est ceci et cela. » Chacun s’inclinait devant cette infaillibilité souriante. Quand on sortait de là, les murs, les affiches semblaient autant d’affections de la peau et on les nommait machinalement au passage. Le plus remarquable, chez ce maître ainsi spécialisé, c’était son indifférence quant à l’état général ou, si vous préférez, quant aux diathèses qui provoquaient ses chères éruptions. Seule lui plaisait la classification par catégories, variétés et nuances.

Quant au professeur Alfred Fournier, courtois, fermé, d’aspect très simple, ç’a été le premier syphiligraphe de son temps et probablement de tous les temps. Son fils Edmond Fournier, mon camarade d’études, a continué son œuvre et j’affirme sans crainte de me tromper que les travaux de ces deux chercheurs sur la syphilis héréditaire sont le plus large champ actuellement ouvert à l’analyse critique, dans le domaine littéraire, artistique, historique et philosophique, aussi bien que dans le médical. À mon avis, ce père et ce fils, en corroborant leurs remarques et en complétant leurs dossiers sur une expérience d’une quarantaine d’années, ont donné à l’humanité une de ses plus importantes et puissantes clés. Si celle-ci n’ouvre pas toutes les serrures, elle en ouvre certes les trois quarts. Le microbe du terrible mal, le tréponème, puisqu’il faut l’appeler par son nom, est aussi bien le fouet du génie et du talent, de l’héroïsme et de l’esprit, que celui de la paralysie générale, du tabès et de presque toutes les dégénérescences. Tantôt excitant et stimulant, tantôt engourdissant et paralysant, forant et travaillant les cellules de la moelle, de même que celles du cerveau, maître des congestions, des manies, des hémorragies, des grandes découvertes et des scléroses, le tréponème héréditaire, renforcé par les croisements entre familles syphilitiques, a joué, joue et jouera un rôle comparable à celui du fatum de l’antiquité. Il est le personnage, invisible mais présent, qui meut les romantiques et les déséquilibrés, les aberrants d’aspect sublime, les révolutionnaires pédants ou violents. Il est le fer-