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DEVANT LA DOULEUR

la torsion des pieds et des mains disaient assez le supplice invraisemblable que le malheureux avait enduré… Je me hâte d’ajouter qu’aujourd’hui, grâce à une technique perfectionnée et plus humaine, Sollier et Erlenmeyer obtiennent le sevrage radical en très peu de jours. Néanmoins la convalescence est longue et les rechutes sont toujours à craindre. Ce n’est certes pas une petite affaire que d’exorciser le démon de l’opium ou de la coca.

La morphinomanie, quand on l’a étudiée de près, est un des vices les plus faciles à déceler, un de ceux qui avouent davantage. Pour ma part, je distingue à première vue, dans la rue, dans un salon, ou au théâtre, d’après leur regard, ceux qui s’adonnent à cette manie tyrannique, les pâles esclaves de la sinistre drogue. Combien, parmi mes premiers maîtres ou mes camarades, sont déjà descendus sous les ombres, leur seringue fatale à la main ! Combien ont interrompu net, à la stupeur générale, une carrière brillante et fructueuse et glissé, lentement d’abord, puis plus vite, à la déchéance ! Le monde est plein de ces fantômes, qui font les gestes mécaniques de la vie, n’ayant plus que cette unique pensée, leur piqûre, et lui sacrifiant tout le reste.

J’ai essayé bien imparfaitement, dans mon roman la Lutte, de traiter ce vaste sujet si moderne. J’ai reçu, à la suite de cette publication, de nombreuses, d’âpres confidences. Elles m’ont prouvé que le fléau des poisons habituels continue à faire de redoutables progrès, à tous les niveaux de la société.

Touchant ainsi au plus secret des êtres, la médecine a de nombreux points de contact avec la littérature, et Charcot n’avait pas en principe une mauvaise idée, lorsqu’il cherchait à les associer dans une société de psycho-physiologie, dont faisaient partie, entre autres, Taine et Renan. C’est, à ma connaissance, une des rares tentatives de collaboration qui aient été faites, entre l’observation clinique et l’observation tout court. Cependant elle ne donna rien. Des quelques séances qui se tinrent boulevard Saint-Germain, chez le maître de la Salpêtrière, ne sortit ni un travail original, ni une vue neuve. Les psycho-physiologistes écoutaient passivement une communication du triste primaire Féré sur les mouvements spontanés du fœtus, échangeaient quelques banales observations, puis se se-