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DEVANT LA DOULEUR

le collet sur un foulard de soie blanche et descendit derrière moi, quatre à quatre, dans la nuit glacée. Aussitôt introduit auprès de son illustre confrère, il fit signe de la main qu’on les laissât seuls. Un quart d’heure après, il ressortait, une courte ordonnance entre les doigts : « Ce n’est rien, rien du tout, un simple malaise gastrique ». Je remarquai cependant sa hâte à nous rassurer et une certaine façon de plonger les mains dans ses poches, en écarquillant les yeux, qui indiquait chez lui la préoccupation grave. Comme je le raccompagnais à son domicile, il me dit de son accent bas, à peine distinct : « Il a fallu le rassurer. Il pensait à l’angor pectoris… »

Je ne sais pourquoi, à cette minute, il employa le mot latin, plutôt que le terme français « angine de poitrine ».

Puis, après un instant de silence : « Il ne s’est pas trompé ». Nous étions maintenant sur le palier, je tenais la bougie. Le professeur Potain mettait la clé dans la serrure. J’étais terriblement ému, l’arrêt de mort étant prononcé par le maître infaillible des affections du cœur. Je murmurai, en tremblant de froid et d’épouvante : « Combien de temps, monsieur ? »

Il me mit la main sur l’épaule, avec cette infinie bonté qui n’appartenait qu’à lui et, dans un souffle cette fois : « Deux ans… deux ans et demi, au grand maximum. Mais motus, n’est-ce pas, mon cher ami. »

Le lendemain, Charcot, complètement remis, souriait à ses visiteurs et raillait son appréhension de la veille. Je me suis demandé depuis si Potain avait réussi à le duper, ou si Charcot avait fait semblant d’être dupé. Ce qui est sûr, c’est que deux ans et demi plus tard, l’événement confirma le pronostic.