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DEVANT LA DOULEUR

qu’il sait que vous me fréquentez. Mais quand il est sûr de son public…

L’humanité lui apparaissait ainsi qu’un champ planté de rosses et de sauvages. Il répétait volontiers : « Je collectionne, les cas de platitude. Je suis comme un horticulteur qui ramasse des spécimens de plus en plus beaux. »

La vérité est que ses collaborateurs tremblaient toujours devant ses humeurs soudaines et ses coups de boutoir. Cependant, je le répète, il savait être bon, compatissant et, à l’occasion, généreux. Mais il détestait les simagrées, les salamalecs et les bénisseurs. Bonnières avait dû le séduire par ses plaintes, son air perpétuellement nauséeux et aussi par sa difficulté à écrire. Quand Maupassant tomba dans ses horreurs tragiques, il se mit à chérir Maupassant, à le recommander à des docteurs et à des doucheurs. Je n’ai jamais compris comment il avait pu si souvent s’accommoder de ma gaîté et de mon entrain à la vie. Au physique, il était court, trapu, très propre, vigilant, la barbe grise en collier, le parler bref, jouant toujours avec un coupe-papier, une paire de ciseaux, un crayon, et détestant d’être interrompu par un importun ou un indiscret. Je me suis expliqué, par un certain goût du faisandage moral, sa tolérance excessive pour le hideux juif, présumé espion, qui signait au Figaro Jacques Saint-Cère et s’appelait Rosenthal. Quand je l’interrogeais timidement là-dessus, Magnard riait et parlait d’autre chose.

Les éreintements de Sarcey et du Figaro n’empêchèrent nullement le Théâtre libre de prospérer et d’accaparer très rapidement l’attention publique. Par la suite, d’ailleurs, Magnard s’amadoua et reconnut les qualités surprenantes d’André Antoine.

Le Théâtre libre a révélé, on peut le dire, le premier des dramaturges contemporains, François de Curel, dramaturge né, chez qui les caractères se présentent toujours en mouvement, en dialogue, et aboutissent, par leurs oppositions, à des crises presque inéluctables. Il a fait connaître Brieux, ce qui est moins méritoire. Car Brieux est avant tout un « primaire », un de ces « avancés » pour conservateurs libéraux, à la façon des Denys Cochin ou des d’Haussonville, et je ne suis nullement étonné que ces prétentieux nigauds, ces pères La Gaffe l’aient fait entrer à l’Académie. Placé derrière M. d’Haussonville à un