Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/368

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coutil blanc, de pacha Fould précédé de ses pieds jaunes, de Couche-en-joue, de Tony Dreyfus, d’Aboucaya en costumes de tennis, leurs raquettes à la main. Je suis monté avec Carl ou Karl ou Carle Dreyfus au Righi ; je suis descendu avec lui du Righi. J’ai dû aller à la tour de Peilz. Dieu merci, je ne suis pas allé à la tour de Peilz. J’ai assisté à l’issue tragique des captifs venimeux des villas Dubochet, courant, sur le coup de quatre heures, à leurs potins diffamatoires, à leurs récits de concierges ivres, à leurs commérages de déments, se répandant chez les pâtissiers, inondant de salive la fausse crème des faux gâteaux autrichiens et juifs. J’ai contemplé ces couchers de soleil qui ont l’air d’un œuf à la gelée de groseille, ou d’une assiette pleine d’urine de singe, selon qu’on regarde la montagne ou le lac. J’ai franchi la porte grillagée du tennis macadamisé où des circoncis de soixante ans et des Elsa de cinquante-cinq en jupes courtes se renvoyaient la balle et criaient : « Play ! »

Bien mieux, j’ai vu dans la salle à manger, où l’on dégustait des horreurs, invariablement servies sur un rocher de colle de cadavres, décoré du nom de gelée, j’ai vu Arthur Meyer en yachtman, sortant d’un séjour à Amphion. De sa voix de bois, l’animal appelait les maîtres d’hôtel et leur redemandait du férat, qui est un poisson sans goût ni sauce, pareil à un lambeau de flanelle. Un peu plus loin, François Arago poussait dans ses poils blonds ce hennissement unique et célèbre par lequel il exprime la joie expansive, tandis qu’il traduit la joie diplomatique par un plissement de la peau du front, tel un qui retient son secret jovial. À la queue-leu-leu, tous les inutiles, tous les veaux bâtés de la société parisienne et tous les tripoteurs de la coulisse venaient rejoindre la mangeoire fleurie où les guettait la Locuste suisse, la plus toxique et vénéneuse de toutes.

Il ne manquait à ces repas aucun objet de dégoût ou d’ennui, à commencer par les tziganes cirés, vernis, aux têtes régulières et ocreuses, sortes de camées syphilitiques. « Compagnons enflammés, » dit le poète Lenau ; sans doute, mais pour leurs pourboires et les subventions que leur consentent de belles écouteuses hystériques. Au son du tympanon, on déchiquetait la carne filandreuse. La marche de Rakoczy accompagnait le macaroni froid et grisâtre, le poulet pourri, décoré du nom de