Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/466

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à point nommé le sablier, que de remplacer le sablier usé ou bouché, et dont le conduit laisse passer trop vite ou trop lentement la substance impondérable du temps. Aucun traité de littérature ne contient d’ailleurs ces principes, qui sont la moelle substantifique de Bourget. C’est que seul un romancier peut parler des romanciers. Que voulez-vous qu’un homme en bois et en chevilles, comme Brunetière, comprenne à ces délicieux mystères de la reproduction de la vie par la plume, l’encre fraîche, le papier et l’esprit !

Paul Bourget représente à mes yeux le summum de la curiosité intellectuelle. Il est tout yeux et tout oreilles. Il se méfie, d’ailleurs, du cuviérisme, qui consiste à reconstituer un squelette avec un os. Il sait que, neuf fois sur dix, le squelette ainsi rétabli est faux. Il se méfie aussi du claudebernardisme, qui consiste à pécher au hasard, quand on est bon pêcheur, et à s’émerveiller du premier poisson pris. Il sait que certains poissons n’ont pas d’intérêt, que certains chemins ne mènent nulle part. Il procède avec un choix minutieux et l’amour de la hiérarchie. Mais promenez-vous en sa compagnie, il interrompra tout à coup une remarque profonde ou vive pour s’amuser d’une silhouette de passant, du jeu d’un enfant, de la flânerie d’un chauffeur. Ses deux courants intellectuels du dedans au dehors, du dehors au dedans, se complètent et ne s’interfèrent point. Quel bon cerveau !

Il supporte bien les raseurs. Je ne connais même aujourd’hui que Maurras pour les subir avec une pareille bonne grâce et une aussi imperturbable affabilité. Mettez n’importe quelle personne, de n’importe quelle condition, en présence d’Avenel ou de du Bled, pour nous en tenir à la Revue des Deux Mondes, je vous affirme qu’au bout de dix minutes cette personne fuira épouvantée. Paul Bourget supporte d’Avenel et du Bled. Bien mieux, il les écoutera et, chose effarante, il se donnera la peine, s’il est de bonne humeur, de les contredire et de les rectifier. Son appétit de l’humanité est égal à son humanisme.

Enfin, il est fort et riche en nuances ; ceci revient à dire que romancier, critique et dramaturge, il est de ceux qui se renouvellent, auxquels le frottement double de la vie et de la connaissance ajoute sans cesse de l’énergie mentale.