Page:Léon Daudet - Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux (I à IV).djvu/474

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tents. Ils adoptent aisément les marottes de ceux qui ont su entrer dans leur confiance, et ensuite, la vanité aidant, ils n’en démordent plus. Une certaine façon de voir, qui n’est pas toujours la bonne, loin de là, s’impose à eux comme une vérité intangible, comme un dogme. Je me rappelle les imprécations de Lockroy contre l’amiral Gervais, coupable, paraît-il, de trop peu d’enthousiasme pour les torpilleurs, et les serments farouches qu’il proférait de mettre au pas ce sacrilège. Cette oscillation entre les capacités de Duvert et Lauzanne et les aspirations de Colbert faisaient, je l’avoue, mon bonheur. Quand on est jeune, on est séduit par l’ironie des choses, et je trouvais impayable que notre avenir maritime fût suspendu aux engouements de l’auteur du Zouave est en bas et de l’historien d’Ahmed le boucher. Plus tard, le danger de ces formations incomplètes m’est apparu. Une flotte de guerre n’est pas un joujou pour enfants politico-journalistes de cinquante ans.

Dans la cabine de son cuirassé, le commandant Campion, que j’ai vu plusieurs fois en compagnie de Lockroy, m’a laissé une forte impression. C’était, — car malheureusement il est mort, — un homme robuste, à la voix ironique et ardente, au geste vif, tout emporté par son sujet. Il montrait sur la rade deux cuirassés du vieux modèle, inutilisables paraît-il : « J’appelle cela des chiens mouillés. À quoi sert de construire de nouveaux chiens mouillés ? »

Lockroy, docilement, répétait ensuite devant ses collègues de la Chambre et du Sénat : « Quant aux cuirassés de haut bord, messieurs, je les qualifie d’un mot : ce sont des chiens mouillés. Ils n’auraient pas d’autre rôle que de rester mélancoliquement à l’attache ». On riait, on disait : « Ce Lockroy est un sauteur, mais il a bien de l’esprit ; et quelle fantaisie dans ses définitions ! » L’amiral Bienaimé avait infiniment moins de saveur que le commandant Campion. Aimable, vide et prévenant, il ne demandait qu’à être de l’avis de son futur ministre. Le malheur était que son futur ministre n’avait aucun avis. De sorte que chacun d’eux commençait sa partie de dialogue par cette formule dubitative : « Ne pensez-vous pas que ?… » Lockroy, à son tour de réplique, faisait une moue vague : « Hum, hum, mais certainement, mais comment donc, cher